Ciseaux, papier, caillou

du 5 mai au 5 juin 2010

Ciseaux, papier, caillou

Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma découvrent les quatuors de Keene, véritable ode à l’espèce humaine et à son étrangeté. Une grande réussite que ce très beau spectacle.

Quatuor dramatique
Note de l'auteur
Note de mise en scène

  • Quatuor dramatique

Plus que les symphonies, Daniel Keene, auteur australien né en 1955, aime les quatuors : le dialogue entre les instruments peut aussi bien y être infiniment subtil et complexe, que revêtir la forme la plus élémentaire d’appel et de réponse. Ainsi en va-t-il de son théâtre.

Ciseaux, papier, caillou est l’un de ses poèmes dramatiques. Le réel y est abordé de plein fouet et pourtant rien n’y est ordinaire. Kevin, le tailleur de pierre au chômage, sa femme, sa fille, son ami et un chien ont des visages aussi familiers et énigmatiques que ceux des statues aux porches des cathédrales. En deçà et au-delà de la réalité que nous croyions connaître, Keene ouvre ces figures dessinées comme des bas-reliefs aux traits simples et les déploie sur un fond d’universelle obscurité. Pour certains êtres, quand le travail s’arrête, la rupture du fil de la vie est telle que c’est l’identité elle-même qui est mise en danger.

Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma découvrent les quatuors de Keene après la création de Feux — trois pièces d’August Stramm qui alliaient la poésie du langage à l’observation crue et concrète des désirs et pulsions. Avec Ciseaux, papier, caillou, il s’agit à nouveau d’une ode à l’espèce humaine et à son étrangeté, une " première pression à froid de l’expérience " selon l’auteur.

  • Note de l'auteur

L’origine de la pièce est très simple; elle m’a été inspirée par l’expression que j’ai vue sur le visage d’un homme. Cet homme, je l’avais croisé à plusieurs reprises. Ses deux petits enfants, un garçon et une fille, fréquentaient la même école que le plus jeune de mes fils. J’attendais devant la grille de l’école pour récupérer mon fils à la fin de la journée. Cet homme, appelons-le K., attendait lui aussi. Il avait dans les quarante-cinq ans et portait une salopette grise. Il boitait légèrement. Nous nous sommes salués d’un signe de tête. Quand ses deux petits enfants ont franchi la grille en courant, il s’est penché et a pris la petite fille dans ses bras. Son fils s’agrippait à sa jambe. Tous les deux parlaient en même temps, racontant leur jour d’école à leur père. Il y avait beaucoup d’autres parents qui se pressaient autour de la grille. Deux femmes non loin parlaient justement de K. Elles avaient appris qu’il avait perdu son travail récemment. Les enfants continuaient de franchir la grille, s’agglutinant autour des adultes, riant, criant, courant, heureux que leur jour d’école ait pris fin. Quelqu’un derrière moi a lancé le nom de K. Il s’est retourné et j’ai vu sur son visage une expression difficile à décrire. Son visage paraissait terriblement nu, terriblement ouvert; rien n’y était dissimulé. Son expression était celle d’un homme à la fois innocent et vaincu, plein d’espoir et pourtant perdu. C’était l’expression d’un jeune garçon, mais pleine d’une espèce de lassitude et de résignation. Il se tenait là, au milieu d’un océan d’enfants, à côté des deux qu’il aimait, mais pour moi c’était comme si la plus infime rafale de vent pouvait l’emporter, qu’une averse suffirait à le dissoudre. Il avait l’air d’un homme aussi fragile que du papier. Son visage ensuite ne m’a plus quitté, pendant des semaines. J’ai même rêvé de lui. Dans mon rêve, il était seul, marchant quelque part, dans un lieu que je ne reconnaissais pas, vêtu de sa salopette grise, boitant légèrement. Je ne savais pas où il allait. Mais je me sentais obligé de le suivre.

Mon plus vif désir quand j’ai commencé à écrire ciseaux, papier, caillou, c’était de créer un personnage dont on puisse dire que c’est “un homme bien”, quelqu’un dont la famille comptait plus que tout, qui était fier de pouvoir prendre soin d’elle. Quand un tel homme perd son travail, il perd beaucoup plus que ça. Il perd le sens de ce qu’il vaut, il perd la réalité qui le définit. Il doit essayer de se recréer. Comment peut-il faire ça ? De quels outils dispose-t-il ? Il doit s’atteler à la tâche les mains vides. Il doit créer quelque chose à partir de rien, c’est du moins ce qu’il doit ressentir.

Je voulais que le tailleur de pierre de ciseaux, papier, caillou ressemble à K., mais pas littéralement; je voulais que le tailleur de pierre soit aussi nu et fragile, aussi innocent, aussi perdu. Je voulais créer quelque chose qui donne un sens à cette expression que j’avais vue si fugitivement sur le visage de K., une expression qui me semblait raconter l’histoire de sa vie.

Daniel Keene, extrait d’un entretien réalisé à l’occasion de la création, en portugais, de ciseaux, papier, caillou au Teatro Municipal de Almada à Lisbonne, en avril 2007, traduction Séverine Magois.

  • Note de mise en scène

“Les personnages de cette pièce ne sont pas des gens éloquents : les mots qu’ils disent sont les seuls qu’ils peuvent tirer de leur provision limitée de mots. […] Quand ils se taisent, ils laissent quelque chose sous silence ; cette chose non-dite résonne dans le silence qu’ils sont contraints de supporter.” […]

“Je veux que les personnages de mes pièces vivent d’instant en instant devant nos yeux (ils ne peuvent rien faire d’autre) et qu’ils révèlent ce qu’ils portent en eux (ils n’ont rien d’autre à révéler).” Daniel Keene

Daniel Keene a choisi d’écrire des pièces courtes, aux dialogues raréfiés, dont les mots souvent restent coincés dans la gorge des protagonistes, nous laissant suspendus à leurs silences. C’est par ce silence, fait de pudeur et de manque que nous devons les approcher. “Au mieux, les mots peuvent suggérer la réalité d’une expérience, dit Daniel Keene, mais ils ne peuvent jamais la contenir; ils sont, si vous voulez, l’ombre de l’expérience. Nous pourrions peut-être les appeler les résidus de l’expérience : ils sont tout ce qui reste, ils sont les cendres que nous tamisons, cherchant à découvrir l’énergie du feu qui les a créées.”

Avec les moyens de l’ellipse, de la pause, du regard, de la respiration, Keene explore ce qui circule entre les êtres et ne trouve qu’incomplètement son chemin par les mots. Le corps entier est convoqué pour exprimer ce qui relève de l’informulé, proposant ce qu’on pourrait appeler une poétique de la présence.

Aucun discours dans ce théâtre, aucune théorie, mais des agencements, des rapports, saisis, entrevus, qui laissent sourdre avec une très grande justesse tout le désarroi dans lequel l’être humain – qui n’est pas un héros – peut se trouver, une fois privé des quelques repères que l’histoire et la société ont bien voulu lui concéder. Le texte de Keene ne dit pas, il agit. Au détour d’une phrase, d’un silence, d’un geste, les êtres de Keene nous bouleversent comme par inadvertance.

“Il devrait être possible d’écrire des pièces qui intensifient l’expérience en refusant d’inclure quoi que ce soit de superflu.” Dans ses pièces courtes Daniel Keene réalise ce paradoxe. Grâce à l’extrême précision de son écriture, à son économie rigoureuse, il matérialise des figures contemporaines d’une densité incroyable, leur conférant une dignité à la hauteur des grands personnages tragiques.

Ciseaux, papier, caillou est l’une de ces pièces courtes qui prennent la forme du poème dramatique. Le réel y est abordé de plein fouet et pourtant rien n’y est ordinaire. Kevin, le tailleur de pierre au chômage, sa femme, sa fille, son ami et un chien ont les visages à la fois familiers et énigmatiques des statues aux porches des cathédrales. En-deçà et au-delà de la réalité que nous croyions connaître, Keene ouvre ces figures dessinées comme des bas-reliefs aux traits simples et les déploie sur un fond d’universelle obscurité.

Un homme a perdu son emploi. Tailleur de pierre, il a passé sa vie à la tâche simple et brute d’équarrir des blocs. Par son effort physique il donnait forme à de la matière et prenait ainsi part à l’effort général de vivre. Privé de ce qui donnait sens à son existence même, il vacille entre sa propre disparition et le sentiment d’appartenir à une humanité qui l’abandonne. Le tailleur de pierre aime sa famille, s’est donné entièrement à son travail, sans réserve, sans méfiance. Le vide creusé en lui par la privation de toute implication concrète, la trahison que représente la rupture du contrat social qui le liait au monde dans un rapport de double dépendance, ouvrent en lui un espace nouveau d’interrogation et de trouble. C’est cette interrogation qui constitue l’espace même du théâtre de Keene, baignant tous les échanges dans une sorte d’étonnement douloureux et lucide, dénudant les âmes et les laissant paraître dans leur pauvreté radicale.

Mais la pièce de Daniel Keene, loin de tout misérabilisme, nous fait aussi percevoir comment l’être humain, lorsqu’il est dépouillé de tout, lorsqu’il a les mains vides, sous un ciel tout aussi vide, se débat pour rester vertical, et d’une certaine manière fait acte de création, en se créant lui-même.

Passant de l’univers d’August Stramm à celui de Daniel Keene, du début du XXe siècle au début du XXIe, d’un langage qui par sa déconstruction tentait de saisir le tréfonds des pulsions humaines exacerbées à une langue plus linéaire, trouée de silences d’une densité minérale, qui saisit la tragédie du quotidien, nous nous aventurons sur un territoire nouveau, chaque projet nous obligeant à aller voir “ailleurs”. Dans ciseaux, papier, caillou, cet ailleurs est plus près de nous dans le temps, plus éloigné dans l’espace – Daniel Keene est australien, et c’est aussi de cette terre-là qu’il parle.

Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau

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Spectacle terminé depuis le samedi 5 juin 2010

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