Lorenzaccio

Nanterre (92)
du 12 octobre au 18 novembre 2000

Lorenzaccio

CLASSIQUE Terminé

Durant l’automne de 1833, sur un canevas préalable de George Sand, Musset rédige dans la fièvre Lorenzaccio, sous-titré Pièce de théâtre. LA bataille des romantiques contre la forteresse néo-classique bat son plein. Musset se lance dans une quête violemment personnelle : son chef-d’œuvre ne resse

Présentation
"Lorenzaccio, pièce de théâtre "
Lorenzo et Lorenzo : poème et histoire.
Romantisme anti-romantique.
La scène des rêves.
Lorenzo / L’énigme.
Florence / Frénésie.
De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts*.
Bavardages humains
Le non dupe erre (le nom du père)
Hors d’Etat

Présentation

Aborder Lorenzaccio est un redoutable privilège, un pari devant lequel on demeure longtemps songeur, avant de s'y lancer. Quand on s'y lance, c'est une aventure sur tous les plans.

Alfred de Musset a rêvé en 1833 une pièce excédant toutes les normes et tous les codes de son temps, y compris ceux de la génération romantique en pleine ébullition. Il a plongé dans une histoire de l'Histoire, celle de l'assassinat en 1536 du tyrannique Alexandre de Médicis par son cousin Lorenzo. Il a suivi pas à pas les détails fourmillants des chroniques historiques. Cependant il a produit l'œuvre la plus personnelle et la plus véritablement déchirée de notre romantisme.

Le Léviathan politique que nous présente Lorenzaccio est un monde luxuriant et noir. Ici, pas d'heureux dénouement qui, malgré la mort du héros, nous réconcilierait. Du fond de sa solitude, Musset nous adresse à tous -encore aujourd'hui- une série d'avertissements, et nous tend des miroirs. A nous de nous y regarder, si nous voulons, nous qui vivons au même titre que lui, en une époque où le passé est en ruines et l'avenir en gestation bien incertaine.

La Florence imaginaire de Musset ressemble en bien des points à la France des années 1830, telle qu'il l'a vécue : cette invasion ecclésiastique, cet étalement de la corruption, cette humiliation après les gloires napoléoniennes, ce sentiment d'étouffement de la jeunesse. Mais c'est aussi par là qu'elle se projette vers l'avenir et nous rejoint.

Lorenzo, ange et pourriture, concentre en lui la tension centrale qui traverse toute la pièce et les autres personnages : d'un côté la corruption omniprésente, de l'autre l'angélisme étouffé qui anime tous ceux qui voudraient " faire quelque chose ". La réponse finale de Musset n'est pas optimiste, mais avons-nous besoin d'optimisme, ou bien de franchise ? Et avons-nous besoin de théâtre bien ficelé, ou de ce genre de monstre qui file dans plusieurs directions à la fois, qui se fiche pas mal des unités de temps, d'action, de lieu, qui fonce tête baissée dans les sécurités de l'écriture classique. Peu importe à Musset ce qui en résultera : son théâtre est irrecevable en son temps. C'est à l'avenir qu'il prétend s'adresser. Son imprudence/impudence s'est donné quelque chance de vibrer encore longtemps.

Jean-Pierre Vincent
(in programme Festival d’Avignon)

"Lorenzaccio, pièce de théâtre "

Tels sont les quatre mots, en deux lignes, que Musset trace à la plume sur la première page de son manuscrit, durant l’automne 1833.

" Pièce de théâtre " : c’est la désignation la plus naïve, la plus générique, à la fois très vague et très précise, la façon dont tout un chacun désigne ce drôle d’objet qu’est un texte pour le théâtre. Les spécialistes voudront dire " tragédie ", " drame ", " comédie ", mais aussi " drame historique ", " comédie héroïque ", termes qui conviendraient à Lorenzaccio.

Musset en reste à "pièce de théâtre ". C ‘est sans doute le nom que choisirait un enfant griffonnant son premier texte. Mais cela marque surtout une volonté d’échapper (par la naïveté) à tout le saint-frusquin théorico-littéraire. Musset se promet de produire " autre chose ", ni tragédie, ni comédie (comme les maîtres du passé), ni drame (comme les nouveaux maîtres). Ambition à la fois modeste et démesurée : révolutionner quelque chose dans le théâtre, et lui permettre de raconter vraiment le monde – ou une vision du monde.

Mais ces mots nous rappellent aussi ce thème cent fois retravaillé depuis Shakespeare : le monde est un théâtre. " The world is a stage ". Vérité simple devenue parfois cliché à force d’être répétée. Mais vérité tout de même. Dans Lorenzaccio, chacun fait son théâtre comme on fait aujourd’hui son cinéma. Chaque " personnage " propulse une attitude qui prend des allures théâtrales, se représente devant les autres, d’autant plus théâtrale qu’impuissante à avoir réellement prise sur le réel. Alors le théâtre devient le réel. Le théâtre est ce qui est réel là comme nulle par ailleurs. Chacun y est ce pauvre clown évoqué par Macbeth qui entre en scène, gesticule un peu et s’évanouit dans le néant. La réalité de la France de 1830 que Musset a sous les yeux est d’avoir des airs d’irréel, de cauchemar improbable. Quelle plus belle matière pour une " pièce de théâtre " ? Aussi Lorenzaccio sera un pays de théâtre, avec ses lois, ses conflits, qui n’appartiennent qu’à lui. Et Musset y cherchera ce que peut faire et dire le théâtre, tout le théâtre, rien que le théâtre.

On verra aussi que toute l’entreprise de Lorenzo est bâtie comme une pièce de théâtre (plan, répétitions, jour de première et dénouement) …
On verra que tout cela est un jeu de masques …
On verra que toute cela a quelque chose à voir avec Carnaval …
On verra que Lorenzo veut convoquer tout ce monde devant le tribunal de sa volonté et que, comme tout tribunal, c’est un théâtre …

Lorenzo et Lorenzo : poème et histoire.

Lorenzo de Médicis a réellement assassiné Alessandro de Medicis un soir d’Epiphanie. Cet assassinat, ses raisons et ses suites ont été abondamment racontés par les chroniques de l’époque (y compris Marguerite de Navarre dans son Heptaméron).

Durant les années 1820/1830, les " scènes historiques " étaient à la mode : c’étaient des suites de tableaux descriptifs assez strictement collés aux faits réels. George Sand entreprit l’écriture d’une telle œuvre à propos de ce meurtre historique. Elle donna ce texte manuscrit à son ami/amant Alfred de Musset, charge à lui d’en faire ce que bon lui semblait.

Musset a développé ce tableau dans des proportions alors inimaginables. A lire la chronique de Varchi, on voit que Musset a suivi pas à pas les détails de ce récit. La profusion et la multiplicité des trajets florentins éclatent alors dans leur plénitude. Les détails de la démarche de Lorenzo et des gestes mêmes du meurtre sont scrupuleusement observés.

Mais – et c’est là le plus extraordinaire - il n’y a pas œuvre plus personnelle que Lorenzaccio. Musset en fait une affaire personnelle. Ne parlons pas d’autobiographie. Mais la pression de sa solitude (littéraire, politique, amoureuse) s’exprime ici dans un " fantasme réel " et donne au poème son étrange densité.

Lorenzo avait 23 ans lors du meurtre. Alfred, 23 ans aussi, lors de cette écriture. Il n’a pas pu ne pas penser à cette coïncidence. Il a rêvé concrètement le passage de sa comète dans l’histoire de l’occident, et il en a tiré un poème inouï. Tout ici est Histoire, tout est poème personnel dans la même foulée. C’est ce qui fait de Lorenzaccio un formidable os à ronger pour les commentateurs, les gens de théâtre, etc …

Romantisme anti-romantique.

Lorenzaccio n’est pas à un paradoxe près. Chef-d’œuvre et fleuron du romantisme français, ce poème dramatique n’est ni plus ni moins qu’une attaque en règle contre le " Romantisme " : celui des écrivains régnants, mais aussi celui des spectacles populaires regorgeant de cimetières sous la lune et de sombres châteaux en Ecosse. Bien que hantant les théâtres tous les soirs, Musset mène un chemin solitaire et sceptique au milieu de cette avalanche de grands sentiments, de fresques historiques à la couleur locale affichée, de " happy-ends " bien pensants … Et dans le même temps, il porte sa vie, ses maladies, et son malheur personnel jusqu’au paroxysme du " mal du siècle ". " Voulez-vous du romantisme ? " semble-t-il dire. " Voulez-vous de la noirceur ? Alors, en voici, mais allons jusqu’au bout  ! … "

Bien entendu, la cible première d’un écrivain de 1830 est le " classicisme ", ou plutôt ce qui en reste, la ruine réactionnaire de l’idéal d’un autre siècle. Mais Musset se démarque d’emblée des boursouflures des nouveaux combattants.

Romantisme et idéalisme vont souvent ensemble – chez Hugo en particulier. Ainsi que romantisme et révolte (voire révolution). Musset, dans Lorenzaccio mais aussi dans d’autres oeuvres, passe l’idéalisme par le fil d’une critique sans pitié. En ce sens, Lorenzaccio serait le pendant du Léo Burckart de Nerval : Musset/Nerval, deux êtres atypiques dans le monde romantique français.

Ceci ne veut pas dire – comme dans certains poèmes de prime jeunesse de Musset - que Lorenzaccio adopte purement et simplement une attitude ironique. Il y a bien ici une tension, une violence, une fracture entre l’idéal et le réel, qui créent des gouffres. Mais ces violences ne se résoudront pas. Tout ira à la mort et à l’échec. Musset boit son désespoir jusqu’à la lie, et à la fin il ne reste plus rien dans le verre. Le contraire de l’eau de rose. Le contraire de la bonne conscience. C’est faire preuve de bien peu d’optimisme, pensera-t-on, mais il faut bien une fois de temps en temps se mettre en face de la catastrophe, quand catastrophe il y a.

Ecoutons Musset lui-même, au moment de l’écriture de Lorenzaccio : " Lorsqu’un siècle est mauvais, lorsqu’on vit dans un temps où il n’y a ni religion, ni morale, ni foi dans l’avenir, ni croyance au passé ; lorsqu’on écrit pour ce siècle, on peut braver toutes les règles, renverser toutes les statues ; on peut prendre pour dieu le mal et le malheur … " (Un mot sur l’Art Moderne, 1833).

La scène des rêves.

Lorenzaccio n’a pas été écrit pour la représentation ; ou plutôt il l’a été pour une autre représentation. Déçu par le théâtre réel, Musset a produit ses chefs-d’œuvre contre ce théâtre, en se libérant de toute contrainte. Libération matérielle : il pouvait imaginer tous les décors que sa fantaisie lui dictait. Libération littéraire : il pouvait allonger et sur-dimensionner les délires de ses personnages au-delà des normes d’une durée de représentation. Il s’aventurait dans son rêve pur et nous y convoquait. Cela donna le " Spectacle dans un fauteuil ", où fut inséré Lorenzaccio. Prenez le livre, asseyez-vous confortablement, lisez et rêvez, dit-il à son lecteur-spectateur, qui ce faisant a tout loisir (et toute obligation !) d’imaginer son spectacle.

La scène moderne a appris, tout au long du XXe siècle, à se libérer des contraintes réalistes, et c’est grâce à cela qu’aujourd’hui nous pouvons représenter Lorenzaccio. Mais il ne suffit pas de dénuder et simplifier. Il faut trouver une trame de récit scénique où les scènes et les images s’enchevêtrent, s’interpénètrent, afin de permettre au spectateur-poète de retrouver, assis dans une salle, l’attitude proprement créatrice du spectateur-lecteur. Nous avons à rechercher liberté (voire divagation) et précision (chaque scène est comme un trait rapide et simple) comme dans nos rêves où les images sont si indubitables et si désarticulées.

Lorenzo / L’énigme.

Lorenzo est insaisissable et c’est peut-être ainsi qu’il nous saisit. Nous attendons sans doute de la fréquentation de l’art, de ses personnages racontés ou peints, de ses images ou de ses sonorités, qu’il nous montre le revers de nos certitudes, qu’il confronte le visible et l’invisible.

Déjà dans les chroniques historiques, il est difficile de démêler les motivations du Lorenzo réel : héros patriotique, mégalomane, pervers ? Lorenzo lui-même s’est présenté dans son " Apologie " comme un militant anti-tyrannique. Mais l’histoire est plus complexe.

Musset a repris ces ambiguïtés en y greffant de surcroît ses propres affres : tension extrême entre angélisme et dépravation, autoscopie (hallucination de rencontrer son double), nihilisme politique et religieux, absence du père, solitude en tous domaines … C’est à partir de ces contradictions amalgamées en un seul être qu’il faut chercher à construire (en le déconstruisant) ce diable de " personnage ". D’abord répulsif, puis inquiet, puis étrangement fort (duelliste athlétique et tribun redoutable), déambulateur indécis, assassin acharné, enfin suicidaire sans illusion.

Quelque temps auparavant, le jeune Musset décrivait, dans un poème, la lune au-dessus du clocher comme " un point sur un i ". Il s’est lui-même posé dans Lorenzaccio comme un point d’interrogation, qui attaque à nous au plus trouble de notre conscience individuelle et collective. Sa déchirure solitaire a quelque chose d’universel. A nous de chercher où cela nous déchire.

Florence / Frénésie.

La Florence de Musset est imaginaire. Il n’a visité l’Italie qu’après avoir écrit Lorenzaccio. De plus, la Florence historique des Médicis, quelque que soit la documentation consultée par Musset, est un espace/temps entouré de fantasmes.

On le sait aussi : cette Florence comporte des traits du Paris des années 1830. La façon dont se pose la question de la République et des républicains est particulièrement typique des tensions que cette notion produisaient à l’époque de Musset. Cauchemar ensanglanté en 1793, la République ne peut plus, pour un homme comme lui, servir de modèle utopique. Les républicains ne peuvent plus être que des songeurs impuissants, ou des élitistes insincères. L’accumulation des activismes et des projets politiques fait naître autour d’Alexandre une sorte d’agitation frénétique. L’auteur est jeune et fiévreux. La société qu’il invente est à son image.

Si Lorenzo est un peu Musset, Florence l’est aussi. On a pu remarquer que chacun des personnages principaux pouvait être un écho d’un aspect particulier du tempérament de Musset : en particulier, le jeune peintre Tebaldeo, qui, non content de militer pour des idées esthétiques qui ont pu être celles de Musset, puis de les trahir en acceptant un contrat un peu louche, a peint un tableau improbable. " Est-ce un paysage ou un portrait ? De quel côté faut-il le regarder, en long ou en large ? ", lui demande Lorenzo. C’est toute l’image de la pièce et de son projet. Le paysage (Florence) est un portrait éclaté ; le portrait (Lorenzo/Musset) est un paysage. Musset invente le cubisme et la déconstruction.

C’est tout cela qui doit faire trembler la scène, à travers Lorenzaccio.

De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts*.

L’assassinat d’Alexandre de Médicis ne sert apparemment à rien, en tous cas dans la réalité politique. Le cinquième acte de Lorenzaccio, qui suit ce geste, ne montre qu’une série de nouveaux assassinats, de lamentables négociations, de reprises d’habitudes comme si de rien n’était, et enfin l’accession au pouvoir d’un gamin chaperonné par le même consortium européen qu’auparavant.

Ceci n’a pas pu échapper à Musset, ni dans son projet, ni dans le processus d’écriture. Il prenait le risque de voir sa pièce déclarée dépourvue d’utilité au même titre que le geste de son personnage. La gratuité du geste (celle de l’écriture et celle du meurtre) appelle pourtant réflexion. Musset a semé dans Lorenzaccio un certain nombre de cailloux afin que nous retrouvions notre chemin. Et ce chemin nous mène à penser le geste de Lorenzo comme un geste d’artiste. Le rapprochement intéressant entre Musset et Lorenzo ne tient pas à des détails biographiques, mais au fait que Lorenzaccio ne prend vraiment d’intérêt profond qu’à travers l’histoire d’un intellectuel, d’un artiste, du caractère révolté/désespéré de son action dans la (nouvelle) société bourgeoise (part maudite, dépense improductive, comme disait Georges Bataille).

Quelques cailloux :

La scène primitive de Lorenzaccio est le serment prononcé à Rome de tuer un des tyrans de sa patrie. Le geste qui accompagne ce serment est de décapiter les statues de l’Arc de Constantin : chef-d’œuvre d’un art classique/romain, références que les vieilles barbes néo-classiques opposent aux jeunes romantiques. Ce premier sacrilège place d’emblée l’aventure de Lorenzo sous le signe de la violence artistique.

*Titre d’un ouvrage de Thomas de Quincey, dont Musset traduisit un autre texte : Confessions d’un mangeur d’opium.

- Le premier complice choisi par Lorenzo est un artiste : Tebaldeo. Le jeune peintre aux discours idéalistes se trouve détourné des hauteurs du ciel dont il rêvait afin de seconder Lorenzaccio dans le vol d’une cotte de maille. Historiquement, Tebaldeo Freccia fut un complice réel de Lorenzo de Médicis. Musset a d’ailleurs envisagé de prolonger ce compagnonnage : vers la fin du monologue de préméditation de Lorenzo (IV, 9), il a écrit puis raturé un " Bonsoir, Freccia ". La transformation d’un artiste " pur " en associé du meurtre, transforme du même coup le meurtre en acte artistique " réel ".

- Lorenzo tue le duc pour la beauté du geste. Il sait que cela ne peut servir à rien dans un monde qui a perdu foi, cohérence et logique. Mais la beauté du geste (ici, comme toujours, tuer le duc et écrire cette pièce sont la même chose) peut secouer le monde, l’énerver, le retourner autrement qu’un acte politique réel. C’est la fonction de l’art (meurtre et théâtre) pour Musset au moment où il écrit cette pièce (Cf " Un mot sur l’Art Moderne ").

- Au milieu des agitations des personnages dits " réels ", de la polyphonie caquetante et vaine des discours florentins, Lorenzo agit en secret, montant son assassinat avec la minutie d’un auteur/metteur en scène. Ce meurtre, il en a fait le plan, il le répète avec une manie scrupuleuse qui n’exclut pas le délire imaginatif (III, 1 et IV, 9). Une fois le meurtre accompli, il tire les rideaux du lit comme on baisse le rideau au théâtre. Puis la vie reprend ses droits – c’est à dire son incroyable désordre – tandis que l’artiste va " mourir à Venise " ; autre geste histrionique de se laisser tuer par provocation …

Comme certains " héros " des nouvelles de Musset (lectures très intéressantes !), Lorenzo sera l’artiste d’une seule œuvre, " une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement ". Contrairement à Hugo et d’autres, Musset ne se sent pas homme à bâtir une œuvre comme une cathédrale, le palais de sa propre vie. Son œuvre est pour lui vitale, mais au milieu du concert de grandiloquences qui agite son temps, il rêve d’une comète qui laisserait " d’un seul coup d’un seul ", la trace vibrante de son passage. D’ailleurs, peu d’années plus tard, son inspiration se tarira. Il ne mourra pas tout de suite (la vie est plus longue et plus coriace qu’une existence de théâtre). Comme le Lorenzo historique, il traînera une vie oiseuse, comme vidée d’elle-même.

Si l’acte du Lorenzo de Musset n’a ni sens, ni efficacité politique, en quoi nous intéresse-t-il encore ? Comme révélateur, comme agitateur, comme un preuve par l’absurde. Comme un geste qui n’a pas besoin de nécessité pour être nécessaire. En ce sens, Lorenzaccio est autant un texte programmatique sur l’art et l’artiste qu’un pamphlet historique. Si, pour suivre Edward Bond, on cherche un centre à cette fresque polymorphe, c’est dans doute là qu’il se trouve : dans l’itinéraire solitaire de l’artiste dynamitant les discours erratiques de la société et de la raison. En tous cas, c’est un centre possible …

Retrouvons notre citation de Un mot sur l’Art Moderne : " … lorsqu’on écrit pour ce siècle, on peut braver toutes les règles, renverser toutes les statues … "… Retour à la scène primitive de Lorenzaccio – l’événement originel, comme on disait chez Stanislavsky – car il s’agit bien ici de renverser les statues. C’est déjà un geste artistique.

Bavardages humains

Lorenzaccio apparaît longtemps comme une œuvre sans centre. Ce n’est pas la très simple intrigue de la préparation de l’assassinat, ni les intrigues du Cardinal, ni la lamentable histoire des Strozzi, qui lui donnent corps. On peut certes parler de multiplicité des intrigues – et c’est le cas. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse du polyphonique dans Lorenzaccio. La pièce est sans doute toute autre chose qu’une pièce d’action. La parole y tient une place énergétique centrale.

Tout y serait " bavardage ", comme le suggère Lorenzo, y compris sa propre parole désespérée. Tous les discours y sont relatifs, à la fois hyperboliques et impuissants. Ce monde en éclats est fait de mille facettes dont aucune n’est plus apte désormais à s’emparer du Tout, à créer une compréhension du monde susceptible d’engager la société florentine vers une solution.

Du coup, le polyphonique n’est plus un effet de l’art. Il est la nature même de ce monde-là. Des voix s’élèvent et se taisent, contradictoires, énervées : un carnaval de paroles isolées. La lucidité délirante de Lorenzo, son masque terrible est là pour les dénoncer, leur soulever les jupes. Mais la mission confiée par Musset à Lorenzo n’est pas d’opposer à ces bavardages une raison historique supérieure. A la fin, le monde n’a pas davantage de sens. Il n’a pas été changé. Il a été dénoncé, c’est tout et c’est déjà ça.

Pour donner place à la polyphonie, aux envolées illusoires de chacune de ces voix, il convient sans doute que nous soyons extrêmement attentifs aux mouvements, aux actions (ne pas étouffer la pièce sous le mouvement). Utiliser aussi la permanence des acteurs en scène, la simultanéité des existences scéniques pour renforcer cette polyphonie acte après acte ?

Le non dupe erre (le nom du père)

Lorenzo tient surtout à ne pas être dupe (du monde, du pape, de Florence, du peuple …). Et donc, il erre. Sa subversion de l’ensemble des valeurs (y compris le respect dû à maman) ne fait pas de lui une conscience historique " juste ". Cela aussi, il refuse d’en être dupe. Jusqu’à en mourir seul comme un rat.

Bien des choses rapprochent Lorenzo de Hamlet, mais c’est justement le point de départ qui diverge. Ici pas de père – ou un père remarquablement absent, comme dans tout Musset, même quand il existe. Hamlet doit venger un crime salissant son nom, et péché originel de la pourriture danoise. Dans Lorenzaccio, tout est pourri – Dieu sait ! – mais pas de père à venger. Disparu, le père. Sinon, le nom. Il faut rappeler souvent à Lorenzo qu’il est un Médicis. Et sa vocation de tyrannicide semble être venue de soi, un beau soir au milieu des ruines romaines, dans un geste vers le ciel (lequel ciel est lui-même désormais sans Dieu, sans père). Lorenzaccio est né de lui-même. Il lui faut bien une mère, comme au Christ. Mais c’est bien parce qu’il en faut une. Elle est d’ailleurs si peu contente de l’être … Elle en mourra pour le punir, mais cela ne fera pas grand chose à Lorenzo …

Lorenzo est unique et seul, venant du néant et y retournant. Comme un agent chimique indifférent venu troubler un temps la vie d’autres corps chimiques. Comme une goutte d’acide dans une éprouvette. In vitro. Sans papa, mais pas dupe.

Hors d’Etat

Dans Lorenzaccio, drame a priori historico-politique, il n’y a pas, à proprement parler, d’Etat. Peut-être l’Etat n’est-il pas théâtral. Seul le manque d’Etat peut apparemment occasionner du théâtre, des tensions, des destinées opposées.

Dans Lorenzaccio, il y a une machine oppressive, d’ordre militaire et policière. Mais elle ne fait pas l’objet d’une description précise de la part de Musset. Pour lui, cet Etat est plutôt un état (une manière collective d’être) : situation passagère et instable, mettant chacun à vif, occasionnant des conflits entre tendances, entre des choix dont aucun n’est capable de l’emporter sur les autres.

L’Etat reste ici schématique : il n’y a plus que la société. Les idées républicaines (Strozzi), nationalistes (Marquise), protestataires (l’orfèvre), anarchistes (Lorenzo), angéliques (Tebaldeo) restent incapables de " faire monde ". Dans ce désordre, seule la vraie magouille réussit à se frayer un chemin (Cardinal) dont la pérennité n’est d’ailleurs pas bien assurée.

Ceci est sans doute un autre motif d’actualité de la pièce : la disparition progressive de l’Etat comme volonté, comme incarnation, malgré la multiplication tatillonne des décrets et des mesures. Et l’explosion de la société dans ses multiples tendances, groupes de pressions, ethnies et clans. Il s’ensuit un énervement des discours de tous contre tous, dans un monde sans but réel. On ne fait plus que suivre le spectacle organisé par le pouvoir, et courir après un progrès techno-scientifique désormais autonome et sans éthique.

D’où l’importance aussi des paroles (bavardages humains), des joutes verbales, des logorrhées, des délires. Les paroles sont l’action. Les seuls actes réels seraient las assassinats : actions en creux, négatives. Le reste n’est qu’une attente ou une recherche impuissante de l’action qui ne peut advenir.

Jean-Pierre Vincent,
Le 2 mai 2000.

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