Ivanov

Caen (14)
du 20 au 26 juillet 2000

Ivanov

CLASSIQUE Terminé

Ce spectacle se jouera à Avignon, baraque Chabran.
Il y aurait deux pièces et une au milieu. Pour cela, nous choisirions un même espace et l’atelier voisin. Le grand espace pour les deux pièces, l’atelier pour le Cercle de famille. Trois espaces vides. Il s’agirait donc d’une traversé

Présentation de la triptyque Tchekhov
Un cercle des passions et des désirs de l’âme humaine
Un cercle de jeu
Un cercle de famille d’acteurs
Entretien avec Gilles Costaz
Cet Ivanov qui est en nous
La glace sous le feu
Entretien Eric Lacascade

Ce spectacle se jouera à Avignon, baraque Chabran.

Présentation de la triptyque Tchekhov

Il y aurait deux pièces et une au milieu. Pour cela, nous choisirions un même espace et l’atelier voisin. Le grand espace pour les deux pièces, l’atelier pour le Cercle de famille. Trois espaces vides. Il s’agirait donc d’une traversée qui passerait par les murs, l’auteur, les acteurs et le public. Il s’agirait même d’une gymnastique. d’un processus, comme on dit.

Alors nous répéterions simultanément les trois oeuvres. Comme une épreuve par immersion. Vouloir rester longtemps, le plus longtemps possible avec elles. Comme un moyen de connaissance, comme un outil offert par Tchekhov. Tchekhov comme médecin traite le corps et comme auteur, l’âme. Etre ou ne pas être ? Et notre propre volonté où se place-t-elle ? Cela tire toujours vers un ailleurs, mais c’est quoi cet ailleurs ? La poésie face à la contingence ? Le théâtre contre la vie ? La personnalité étouffant l’être ? C’est dans l’entre-deux qu’est le récit. Dans l’entre trois. La Mouette est une leçon, Ivanov une application et Le Cercle une tentative. Etre ou ne pas être ? Et comment être et avoir ? "Et pour qui être", demande Tchékhov hanté par Shakespeare ? Ce soir-là, je me suis dit que la confession ne mène pas nécessairement à la communion.

Eric Lacascade
mercredi 1er mars 2000

Un cercle des passions et des désirs de l’âme humaine

D’une fin de siècle à une autre, trois œuvres de Tchekhov sont explorées ensemble et côte à côte : Ivanov (1889), La Mouette (1896), Les Trois Sœurs (1901). Un voyage au cœur de l’écriture. Une aventure qui sonde les passions et les désirs de l’âme humaine pour trois spectacles présentés ensemble et en alternance au Festival d’Avignon, du 11 au 26 juillet 2000.

Tchekhov : "Jour et nuit, je suis poursuivi par la même idée obsédante : je dois écrire, je dois écrire, je le dois... J’ai à peine terminé un récit que je dois immédiatement en écrire un second, puis un troisième,...".

Lacascade : "... Si j’ai souhaité revenir à Ivanov comme dans une maison familiale après un long voyage, c’est que l’on en a jamais fini avec Ivanov, c’est une œuvre et un personnage qui vous suivent jusque dans la tombe... Et ce n’est peut-être qu’une étape d’un chantier dont on ne verra jamais la fin."

Un cercle de jeu

Tchekhov réalise des coupes pratiquées dans l’épaisseur de la vie. Il met à nu les strates les plus profondes de l’âme humaine. A la recherche d’une vérité tout à la fois profonde, subtile et musicale. Tout à la fois : Ivanov ou l’homme, en état de crise, recherche le chemin de l’existence, de son existence ; La Mouette, acte de création comme forme sublimée de l’existence humaine, une problématique du théâtre dans le théâtre ; Les Trois Sœurs quand l’être humain rêve d’une vie nouvelle et part à la recherche d’une vie future.

Un triptyque dans lequel le spectacle Cercle de famille pour trois sœurs fait le lien entre ceux d’Ivanov et de La Mouette. Un cercle de jeu pour acteurs et spectateurs réunis, où textes et paroles se fragmentent en dissonances inattendues. Un cercle pour rêver la vie nouvelle avant de revenir au plateau des souffrances. Celles de personnages complexes et ambigus évoluant dans une atmosphère étrange, presque réelle mais pourtant toujours en décalage. En amoureux de la beauté : "Je n’aime plus personne, mais ce qui me passionne encore c’est la beauté." disait Tchekhov.

Un cercle de famille d’acteurs

15 acteurs sont réunis dans ce voyage : ceux d’Ivanov et 5 autres qui viendront les rejoindre sur La Mouette et Cercle de famille pour trois sœurs. 15 acteurs inscrits dans une aventure humaine et artistique collective. Un même groupe d’acteurs intervenant indistinctement dans les trois spectacles. Du cercle aux plateaux. "Comment nous séparer, nous et tout ce qui se passe en nous, du monde de la lumière, des sons et des choses, qui commande en partie notre vie psychique" disait Stanislavski à qui les pièces de Tchekhov doivent une grande part de leur succès. L’alternance et l’intermittence des acteurs, seuls ou en couples, répondront à l’alternance et à l’intermittence de ces poèmes en dialogue, du "tragique des petites choses", entre narration et lyrisme, réalisme et poésie. Un compagnonnage pour trois Tchekhov et 15 acteurs, délivrant les passions et les désirs de l’âme humaine.

Entretien avec Gilles Costaz

Comment est née cette idée d'un triptyque Tchekhov ?
Il y a eu Ivanov, qui a été présenté à la Cabane de l'Odéon. Je suis retourné à Ivanov comme dans une maison où l'on va dormir alors qu'on ne l'a plus habitée depuis des années. Rester avec Tchekhov. Je me suis aperçu que je voulais rester dedans. Et pas passer à un autre auteur. Si l'acteur est la sculpture, le burin et le marteau (c'est folie d'accepter ces rôles, mais il faut bien les assumer), ce travail va sans doute nous faire comprendre combien le théâtre nous est nécessaire, à nous et aux autres, comment l'homme pense et comment fonctionne notre métier. Le Théâtre est un instrument de connaissance et ne m'intéresse que pour comprendre la machine humaine. Tchekhov est un bon générateur pour cela. C'est un feu qui brûle et qui chauffe, une passion qui brûle et nous renvoie des choses intimes. Nous devenons ainsi comme un fil inducteur qui reçoit des impulsions, vibre et les transmet au public.

Etes-vous sensible aux personnages, au climat, à ce qui est dit ?
Les personnages de Tchekhov, c'est de la dérision, de la noirceur, du nihilisme, des échecs ou des réussites transformées en échecs, qui résonnent en nous. Ils cherchent comment vivre, essaient de trouver un espoir, de devenir ce qu'on doit être. Leur lutte est toute notre vie. Paumés, à moitié ratés, prétentieux, agaçants, on a envie de leur mettre deux claques mais on voudrait rester encore un moment, à boire un verre au bar, avec eux, comme des personnages de Brel. Moi, je ne parle pas de petite musique, depuis que j'ai lu dans une lettre qu'il écrivait à son frère : "Je commence tout doucement et, à la fin de l'acte, pan dans la gueule !" Cette phrase-là et celle où il dit : "surtout, mes amis, rien de théâtral" m'ont libéré. C'est à l'opposé de ce qu'on a dit, de la lenteur. Je pense en effets physiques sur le spectateur. Je me sens dans la continuité des expériences qui ont été faites, d'Aristote à Blanchot et Grotowski : il y a un climat d'urgence et de violence dans cette matière-là. Je ne cherche pas à arrondir les angles. Les corps des acteurs dictent le spectacle, mais le travail n'est pas chorégraphique. Purement théâtral. Il y a des réactions des corps les uns par rapport aux autres : suspensions, précipités, explosions.

Prenons les pièces l'une après l'autre. Ivanov d'abord.
Ivanov a déjà été présenté à la cabane de l’Odéon. A Avignon, nous présenterons donc un spectacle déjà maîtrisé, déjà éprouvé. Donc nous sommes dans le pur plaisir. Il a, avant tout, été fait avec un groupe. C'est ce qui m'intéresse : le groupe au travail. J'aime les trois secondes où l'acteur se détache du groupe et devient personnage. J'étire les entrées, j'utilise le chœur, je recours à la notion acteur-individu pour que les interprètes entrent en relation avec ces ombres auxquelles ils ne s'identifient qu'un instant. L'identification, c'est du cinéma. Au Théâtre, on est entre deux, entre le personnage et soi-même, l'acteur et le spectateur et le "gît-au-milieu", dont parlait Vitez est l'un des axes du théâtre. Ce n'est pas comme un concert de Madonna, ou les infos de midi, le théâtre. Ceux-là vous disent : croyez. Le théâtre invite à penser comme on lit une revue. Il est un média qui joue sur l'identification et la distance et, entre ces deux extrêmes, quelque chose se passe. J'aime la chose entre, le déséquilibre.

Passons à La Mouette.
C'est une œuvre plus difficile, plus mystérieuse, plus forte. Ivanov est une œuvre de jeunesse. Je mets en scène La Mouette là d'où je me pose des questions sur l'art et la vie. Sur le plateau, ma vie, mon travail avancent en même temps. La Mouette ne parle que de ça. Les personnages sont les petits-fils et les petits-cousins d'Ivanov. Je ne quitte pas la famille, mais je l'agrandis. L'œuvre commence avec l'échec de la pièce du jeune Tréplev devant son amour et sa famille. On est là pour assister à l'échec, au fracas, au trou, au vide. Après cela, comment continuer ? Comment va-t-il vivre ? Comment les autres vont vivre avec ça ? C'est d'abord pour montrer cela que j'ai choisi cette pièce. Quand je l'ai lue, j'ai été effrayé. Et cette jeune Nina, jeune actrice, qui va se nourrir de tout cela ? Il n'y pas de jugement chez Tchekhov. Il met le cœur sur la table et il dit : regardez ! Ça palpite. J'aime tous les personnages.

Enfin Le Cercle de famille. Qu'appelez-vous ainsi ?
Ce sera fait de fragments des Trois sœurs, l'idée étant de proposer, parallèlement aux deux pièces, un état proche de l'état des répétitions, ou plutôt quelque chose entre les répétitions et le spectacle abouti, entre le moment de la découverte et le moment de la représentation. Toutes ces choses merveilleuses qui se passent quand on répète et qui disparaissent à jamais quand on "finalise" un travail. Je veux tenter de les donner au public. C'est-à-dire une espèce de training où l'on s'échange les rôles, où l'on prend une seule scène pour la travailler indéfiniment, où l'on en prend cinq en éliminant les personnages masculins, etc. C'est un moment de déstructuration et de partage avec le public, l'accompagnement d'une naissance qui veut rester une naissance, un processus pour rester en éveil qui concerne l'acteur, le metteur en scène et le public. Les textes que vous utilisez sont des adaptations ou du moins des versions assez libres par rapport à l'original. Je change toujours plein de choses. Pour Ivanov, j’ai établi une première mouture à partir des traductions existantes. Et mon dramaturge, Vladimir Petkov, vérifie, compare au texte original, et nous discutons. Je coupe oui, mais je ne rajoute pas. Si l'on veut être respectueux, il faut tout savoir de ce qui a disparu (les pauses de respirations, les costumes, la matière même du décor...). Je me sers du texte mais je ne suis pas asservi au texte. J'imprime à l'œuvre des traces du quotidien, de la vie. Ce qui est à la surface est parfois plus précieux que ce qui existe dans les profondeurs.

Vous tenez un rôle dans Ivanov. Vous jouez dans les deux autres spectacles ?
Je jouerai dans La Mouette. J'aime prendre ce risque avec les acteurs. Cela permet des expériences qui vous font découvrir de nouveaux éléments sur les rôles. Cela crée un climat particulier dans l'équipe. Mais je fais attention au choix du rôle ; je veille à servir la structure d'abord, à être un bon goal, un bon arrière.

Cet Ivanov qui est en nous

Ivanov ? Un nom très commun. Un cas ordinaire. Presque banal.
Sa maladie ? Il en a assez. De tout et de tous. Il ne veut plus rien. Ne plus gérer son domaine. Ne plus rester le soir avec sa femme. Ne plus s’amuser avec ses amis. Ne plus partir en vacances. Ne plus épouser celle qu’il aime.

Quel serait le diagnostic du docteur Tchekhov ? Allergie généralisée, peut-être ? Ivanov a déclaré la guerre à la société qui l’entoure, une guerre totale, causée non par sa volonté de réaliser certains désirs, mais bien par son manque de désir et de volonté.

Pour continuer sa route, il lui faudrait des motivations fortes. Autour de lui, tous l’accompagnent dans sa recherche. Psychothérapie collective ? Tchekhov est un poète de l’individu. Il ne prend pas le parti d’une collectivité décadente. Il n’impose jamais d’étiquettes et se garde de sociologiser à la manière d’Ostrovski et plus tard de Gorki. Il regarde, il observe, il décrit et se borne à montrer : Ivanov et les autres, en état de crise.

Une crise invisible, aux approches lentes, qui prend tout doucement place dans notre for intérieur - et qui, un beau jour, sans crier gare, éclate. Une crise déchirante, douloureuse, cruellement inattendue : pourquoi aujourd’hui, et justement quand on a tout, amour, argent, travail, amis ? Quelle injustice ! Pourquoi moi ? Comment cela m’est-il arrivé ? Comment s’en sortir ? Et plus on s’enfonce dans ces questions, plus l’issue paraît improbable.

Une crise existentielle, alors, une quête du sens perdu qu’il faudrait retrouver ? Sans doute. Mais quel est le sens de l’existence ? Comme le dit Tchiboutikine dans Les Trois Sœurs : "Regardez la neige. Elle tombe. Quel sens ça a ?... C’est tellement simple." Et qu’il est difficile, pourtant, de voir et de comprendre les événements minuscules, modestes, naturels, qui jalonnent et composent le sens de nos vies ! Il y faut une certaine clairvoyance. Elle est rare. Tchekhov en était doué.

Ivanov est le premier grand texte que Tchekhov ait vu monter. Sa construction est solide, ses personnages sont dessinés avec finesse. Son auteur le trouvait sans faille. Mais son attachement pour sa pièce s’explique aussi par les nombreux échos autobiographiques qu’elle recueille. Echec amoureux (les fiançailles de Tchekhov avec Melle Effros venaient d’être rompues pour des raisons religieuses). Tuberculose qui s’aggrave. Dépression d’un artiste ne voyant plus pour qui ni pour quoi écrire dans sa Russie. Désaffection d’un médecin qui ne trouve plus de sens à sa profession. Tchekhov en vint à sombrer, selon ses propres mots, dans "l’hamlétisme", et la crise éclata. Mais quel est l’antidote contre cette décomposition de l’âme ? Comment lutter contre un mal si pernicieux ? Le docteur Tchekhov, en grand psychologue qu’il était, se prescrit à lui-même de franchir des obstacles qu’il estimait insurmontables jusque-là. De se pousser lui-même, corps et âmes, jusqu’au point au-delà duquel l’attendrait la vie ou la mort - soit l’un soit l’autre, dans la clarté. Il entreprit alors un long voyage vers le Grand Nord, à travers la Sibérie, jusqu’au bagne de l’ïle de Sakhaline, pour décrire l’existence des déportés, alerter l’opinion, alléger les souffrances de ces exclus de la société.

La guérison par le voyage, et le voyage en vue d’un but. Tchekhov a réussi le sien. A quoi ressemblera le nôtre ? Un voyage via Ivanov, peut-être vers nous-mêmes... Grâce à Tchekhov, au moins voyons-nous mieux par où nous pouvons commencer.

Vladimir Petkov
dramaturge

La glace sous le feu

Désir pour Ivanov, pour dix acteurs, deux tables, huit chaises. Tchekhov m’accompagne comme médecin et aussi comme auteur.

Lorsque j’ouvris Ivanov, j’eus un choc. Une surprise. Tout de suite est venue l’envie, le désir physique d’essayer les mots de Tchekhov pour prolonger mon travail... Envie de s’approprier ce texte, le considérer, en effet, comme la pointe d’un iceberg dont il faut restituer tout le volume et la puissance d’impact, dans un corps-à-corps avec la lettre qui appelle un engagement sans réserve de toutes les énergies de l’art, de la peau jusqu’à la pensée, fait d’air du temps, d’intuition et d’acuité critique, d’intimité biographique et d’exigence formelle. Tchekhov est notre partenaire de jeu. Il propose de la matière... Certaines phrases sont à dire physiquement et non avec des mots, certains mots ont besoin d’être retranscrits dans la langue d’aujourd’hui pour que l’on puisse capter l’émotion qu’ils portaient en eux à la fin du XIXe siècle. Pour donner corps à la solitude amoureuse d’Ivanov, à son désespoir impénétrable de dandy ironique, aux supplices de son incessante introspection, je fis appel à Alain D’Haeyer qui avait déjà une longue carrière de clown derrière lui mais n’avait jamais incarné un grand rôle du répertoire dramatique. Cette rencontre donna naissance à un Tchekhov décapé, reconstruit geste après geste, radical, expérimental et profondément concret, parfois traversé d’ éclats d’humour pour faire partager au public mon choc et ma surprise. Et de même que je voyais dans le texte l’extrême bout d’un fil qui invite à remonter vers son écheveau, de même l’hébétude finale d’Ivanov, son absence pire que la mort, pesait au terme de ses épreuves de tout le poids du labyrinthe atroce qu’il avait traversé.

Aujourd’hui directeur du CDN de Normandie/Comédie de Caen, si j’ai souhaité revenir à Ivanov comme dans une maison familière après un long voyage, c’est que l’on en a jamais fini avec Ivanov ; c’est une œuvre et un personnage qui vous suivent jusque dans la tombe. Il était temps d’y revenir, de satisfaire notre désir de reprendre ce dialogue. Et ce n’est peut-être qu’une étape d’un chantier dont on ne verra jamais la fin. La reprise d’un travail là où nous l’avions laissé afin de dégager encore grâce aux mots de Tchekhov "la glace sous le feu".

Eric Lacascade

Entretien Eric Lacascade

Huit ans après, pourquoi repasser par Ivanov ?
Peut-être pour faire le point. Sans vraiment m’en rendre compte, je voulais sans doute voir ce que ça fait de revenir au même texte, de voir ce qu’on entend par "revenir". Et sûrement parce qu’on n’en finit pas avec une pièce pareille. En tout cas, il n’était pas question de la "remonter", comme on dit. Plutôt de la retraverser. On ne remonte pas plus une pièce qu’on ne remonte le temps. Nous sommes quatre à reprendre nos rôles, certains souvenirs ont ressurgi, mais nous n’avons pas tenté de les provoquer. Et ces souvenirs n’étaient même pas des automatismes de jeu, plutôt des impulsions, parfois très proches, parfois déjà à distance, ou des climats filtrés par ce qui a été vécu depuis par chacun de nous au théâtre et dans la vie.

Avez-vous apporté des retouches à votre adaptation ?
Déjà en 1991, elle variait d’un soir à l’autre, petit à petit. Je n’ai pas la religion du texte pour lui-même. J’aime la trace, le souvenir. Quand j’ai abordé Ivanov, avec quatre traductions françaises en main, mon dramaturge, Vladimir Petkov, m’a guidé dans le texte russe, mot à mot. C’est à partir de là que j’ai commencé à écrire l’adaptation et à me pénétrer de la pièce. Et ce qui m’a tout de suite frappé, chez Tchekhov, c’était sa vérité, sa façon d’être direct. Ce ton-là vient aussi de ce que Tchekhov écrit à partir de lui-même, pour sa propre époque. Cent ans après, ces qualités et ces forces-là sont toujours dans son œuvre. Mais il faut distinguer entre la vérité des situations et la simple "couleur locale" qu’elles risquent de devenir avec le temps. Il y a une sorte de patine dont il faut se méfier. J’ai voulu la décaper, pour rendre les intensités vécues d’autant plus accessibles. Mais sans trahir, sans forcer. Juste en posant sur les affects tchékhoviens, au besoin, des mots qui soient les nôtres, à son service et au nôtre. Car je ne suis pas non plus partisan de la transposition à tout bout de champ. J’ai simplement essayé de traduire les émotions, de trouver des équivalences, mais à part quelques coupes, la structure de la pièce n’a pas bougé.

Ce travail de décapage s’est aussi appliqué au décor...
En scénographie c’est une chose admise depuis longtemps. Tchekhov a soigneusement décrit les quatre décors de ses quatre actes : terrasse, allées conduisant au jardin, salon avec canapé, salle de réception avec portraits de famille et vieux bronzes... Qui le monte encore comme ça aujourd’hui? Et qui parle de trahison quand ce n’est pas le cas ? Ici, la scène est simple, dans l’esprit de Gordon Craig, rigoureuse. Des verticales, des horizontales, du gris, et juste ce qu’il faut de meubles pour donner des appuis et jeter là-dedans quelques angles où se cogner. Pour concentrer le travail sur l’incarnation par les comédiens. A eux de donner l’atmosphère et la vérité. Aujourd’hui nous avons cette liberté-là. C’est un peu dans le même esprit que j’ai adapté le texte.

Et qu’est-ce qui vous a retenu particulièrement ?
Son nihilisme, son extrémisme. C’est une œuvre désespérée, engagée et radicale. Il y a de l’humour, mais il est noir. Et même derrière les bons sentiments, il y a de la cruauté plus ou moins consciente, comme chez Sacha, par exemple. Elle aime Ivanov, on peut toujours trouver que son amour est naïf et très pur, très altruiste, mais moi, je sens plutôt l’égoïsme de la jeunesse - elle a son petit roman dans lequel faire entrer Ivanov, et s’il est juste pour elle, tant pis pour les autres. Mais peut-être que c’est cela, l’amour... Quant à Ivanov, il y a huit ans, j’étais fasciné. Finalement, je le voyais de façon romantique. J’étais prêt à accepter son scénario, quand il parle de lui comme d’une sorte de Hamlet, incompris et perdu parmi des abrutis, pourrissant dans la sombre province russe... Presque un poète maudit. Aujourd’hui, je suis plus sensible à sa propre dureté. Il est impitoyable, noir, destructeur et je crois que la mise en scène y a gagné en contrastes.

Pourtant, vous avez écrit que Tchekhov vous accompagne "comme médecin et aussi comme auteur"...
Oui. Je le suis comme en traitement. Mais ce traitement est très violent. Il soigne le mal à la racine. S’il y a guérison, elle doit passer par la vérité. Et ce qui continue à me toucher au cœur et au ventre, dans Ivanov, c’est la puissance des sincérités. D’abord celle d’Ivanov, qui s’efforce de ne jamais mentir ni à lui-même ni à personne. A la fin de l’acte III, ce qui le met hors de lui dans sa dispute avec Anna et le pousse à lui dire les pires atrocités, c’est qu’elle lui répète qu’il lui a menti. Ça, il ne le supporte pas. Il peut être lâche, coupable, veule, injuste, tout ce qu’on voudra, il sera le premier à l’admettre, même jusqu’à la délectation morbide - mais menteur, non. Il tient tellement à la sincérité, d’ailleurs, que la dernière des horreurs qu’il dit à sa femme est elle aussi une vérité : elle est condamnée, elle va mourir. Mais il n’est pas le seul : tous les personnages qui ne sont pas de simples comparses, tous ceux qui ont une certaine épaisseur d’existence, la doivent à leur sincérité. Comme Borkine. Il a des buts clairs et limités dans la vie - trouver de l’argent, faire des affaires. Pour ça, tous les moyens lui sont bons. Mais il ne s’en cache pas, il le dit, c’est son côté enfantin. Quand on parle de guerre, il propose d’envoyer chez l’ennemi des chiens atteints de la rage : il est si sincère qu’il invente et énonce la guerre bactériologique pour ainsi dire à fleur de fantasme.

Et "comme auteur", comment Tchekhov vous a-t-il accompagné ?
Deux phrases de lui m’ont servi de boussole : "surtout, mes amis, rien de théâtral..." - chercher la vérité humaine, jusque dans un jeu dépouillé. J’essaie de me dire que Philippe Garel, par exemple, pourrait filmer quelque chose de ce qui émerge du plateau et aussi que les spectateurs pourraient ne plus du tout penser à la frontière entre l’émotion et sa représentation, mais éprouver personnellement. Et puis cette autre phrase, dans une lettre à son frère : "je commence tout doucement, et à la fin de l’acte, pan dans la gueule du spectateur !", ce que je comprends comme un encouragement à jouer des contrastes, des différences d’intensité, en recourant au formalisme, à la quête de la beauté froide, à des moments physiques intenses, et aussi parfois aux textes juste dits. De même que Tchekhov pouvait à la fois rechercher la plus grande vérité et se poser des problèmes techniques d’écriture et de rythmes dramatiques, j’ai essayé de tenir les deux versants à la fois. Je n’y vois pas de contradiction : la forme, chez un artiste pareil, n’est qu’une seule façon de rendre la sincérité encore plus efficace, percutante. Un traitement de choc. Et cette sincérité s’adresse à la nôtre. elle nous débarrasse de ce qu’un maître oriental appelait l’un des pires maux de l’humanité : le démon de la comparaison, qui nous pousse à mesurer nos petits soucis et nos petits secrets d’après ceux des voisins, pour mieux les oublier. Tchekhov, lui, nous recentre sur nous-mêmes, nous invite à poser notre propre malheur, chimiquement pur, sur notre propre table, et à le disséquer nous-mêmes. C’est à partir de là qu’on peut puiser de quoi continuer, au plateau, dans la salle, et ailleurs.

L’énergie du désespoir ?
Oui, celle du nihilisme, encore ; rien à perdre. Chair à canon de toutes les révolutions. Mais l’énergie du désespoir, ça fait penser à un baroud d’honneur, à un dernier geste convulsif, quitte ou double, un peu adolescent et en fin de compte pas très original. L’énergie dont je parle alimente la création en éclairant ses difficultés dans la lumière la plus crue, quasiment clinique. C’est l’énergie de ce désespoir-là qui pousse d’autres personnages tchékhoviens, médecins eux aussi, à planter des arbres pour les générations futures. Même si, comme dans La Cerisaie, il ne faut pas espérer qu’ils pousseront, mais il faut les planter.

Propos recueillis par Daniel Loayaza
Odéon, le 12 mai 1999

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Informations pratiques

Comédie de Caen

32, rue des Cordes 14000 Caen

Spectacle terminé depuis le mercredi 26 juillet 2000

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