Un métier idéal

Après La Loi du marcheur, <strong>Nicolas Bouchaud</str
Après La Loi du marcheur, Nicolas Bouchaud et Éric Didry dressent le portrait d'un homme inconditionnellement dévoué à sa vocation de médecin. Une œuvre aux confins de la fiction, de l’analyse et de l’enquête sociologique, à la fois roman d’apprentissage et tableau d’une humanité authentique, dans ses fragilités et ses grandeurs.

« Quand il parle avec un malade ou qu’il l’écoute c’est comme s’il le touchait aussi avec ses mains... »

  • Une humanité authentique

Angleterre, années soixante. L’écrivain John Berger et le photographe Jean Mohr accompagnent pendant deux mois John Sassall dans son activité professionnelle, médecin de campagne. Après avoir servi dans la Navy comme chirurgien durant la Seconde Guerre mondiale, John Sassall choisit d’exercer dans une région reculée d’Angleterre. Il s’installe au cœur de la forêt. Deux salles d’attente, un cabinet, une pharmacie, mais la nature prédomine. Ici, au sein d’une communauté rurale couramment qualifiée de fruste, se font entendre des voix, proches ou lointaines, des histoires simples ou extravagantes.

Et Un métier idéal, à la fois roman d’apprentissage et œuvre militante, se transforme au fil du récit en une invitation au voyage. C’est une quête, une traversée. On frôle bientôt les ombres et les atmosphères d'Au cœur des ténèbres de Conrad.

Auteur, romancier, scénariste, critique, poète et peintre, John Berger est né en 1926. Il vit en France, en Haute-Savoie. Observateur humaniste, dessinateur clinique, il décrit sans affect les combats, les malheurs ou les victoires des existences qu’il croise. Par la grâce d’un sentiment d’empathie, d’intimité, les frontières disparaissent, et les rôles s’inversent. Dans cet étrange périple, chacun finit par endosser tour à tour le rôle du médecin et celui du patient.

Pour le comédien Nicolas Bouchaud, Un métier idéal offre avant tout l’occasion de saluer ceux, médecins, acteurs ou écrivains, qui, passionnément, envisagent leur travail comme le terrain d’un « questionnement infini, vertigineux sur la nature humaine ».

Après La Loi du marcheur en 2010 et 2011 au Rond-Point, d’après les derniers entretiens filmés de Serge Daney, Nicolas Bouchaud et le metteur en scène Éric Didry saisissent une fois encore une parole non destinée à la scène. Ils dressent des portraits d’une humanité authentique, dans ses fragilités et ses grandeurs.

Un métier idéal d’après le livre de John Berger et Jean Mohr, A fortunate man
Traduction : Michel Lederer
Adaptation Nicolas Bouchaud : Éric Didry et Véronique Timsit

  • Note d'intention

The wounded healer (le guérisseur blessé)
De quelques considérations autour d’un métier.

A fortunate man est un récit de l’auteur anglais John Berger et du photographe Jean Mohr, publié pour la première fois en Angleterre, en 1967. La traduction française de Michel Lederer paraît en 2009 sous le titre Un métier idéal, aux éditions de l’Olivier.

John Berger et Jean Mohr suivent et accompagnent pendant deux mois le docteur John Sassall dans son activité professionnelle ; il ne sera jamais question de sa vie privée.

Après avoir servi dans la Navy comme chirurgien durant la Seconde Guerre Mondiale, John Sassall choisit d’exercer son activité de médecin dans une campagne reculée d’Angleterre, au coeur de la forêt, une région où la nature prédomine, au sein d’une communauté rurale que l’on a coutume de qualifier de rustre.

Le livre de Berger et Mohr pourrait s’apparenter à une oeuvre d’investigation autour de l’activité d’un médecin de campagne. Mais comme chez Georges Orwell ou James Agee, autres « écrivains d’investigation », elle ne se limite pas à un simple rapport d’enquête.

C’est une oeuvre hybride qui emprunte à des styles d’écritures très différents, une oeuvre impossible à classer dans un seul genre où la réflexion politique et esthétique prend souvent le relais de la narration ; une oeuvre qui tient à la fois de la nouvelle, de la forme dialoguée, de l’art du portrait, du pamphlet - sous la forme d’une imprécation calme - ou du carnet de route.

Tournant autour de son sujet, à la façon d’un peintre autour de son modèle ou d’un acteur autour de son « personnage », John Berger s’emploie à faire apparaître la personnalité complexe et originale de John Sassall. De fait, le souffle qui traverse le livre doit beaucoup aux convictions, aux idéaux et aux doutes qui animent le médecin.

On peut lire Un métier idéal comme un roman d’apprentissage : cet appel vers l’aventure qui anime Sassall à ses débuts avec pour viatique les romans de Joseph Conrad.

On peut le lire aussi comme une oeuvre résolument militante. Sassall exerce dans une région économiquement défavorisée. Son métier est pour lui comme un sacerdoce, entièrement tourné vers un idéal : celui attaché à l’idée de servir. Quelqu’un comme l’écrit Berger, « qui grâce à l’intimité spéciale qu’on lui accorde doit compenser les liens rompus et réaffirmer le contenu social de la conscience de soi altérée du malade ».

Mais il est un moment où le livre se transforme en une invitation au voyage. Un voyage poétique et philosophique qui prend la forme d’une quête, à la façon d’Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad. Une traversée au cours de laquelle nous entendons des voix, parfois proches, parfois lointaines et des histoires tantôt simples et tantôt extravagantes. Ces voix et ces histoires que nous entendons, nous les reconnaissons comme celles des patients qui comme dans une tragédie antique forment le choeur du récit.

Et peu à peu, quelque chose se met à nous regarder, nous qui entendons ces voix, nous qui écoutons ces bribes de vie, toutes ces fictions bien réelles agencées par Berger.

Et peu à peu, par la grâce d’un sentiment d’empathie et d’intimité, nous nous imaginons dans le rôle du médecin et dans celui du patient, tour à tour, comme si dans cet étrange voyage, les frontières disparaissaient. Comme si les rôles s’inversaient.

Ce que John Berger interroge, à travers la pratique de John Sassall, c’est le caractère particulier et complexe de toute relation médecin-patient.

Que peut signifier d’assumer la responsabilité du rôle de « guérisseur » ?

Est-ce que la maladie est une forme d’expression plutôt qu’une capitulation devant les périls naturels ?Est ce que le médecin peut apprendre davantage du malade que de son propre savoir ?Est-ce que la médecine peut devenir le lieu, la scène où le malade aura la possibilité de se reconnaître ?

L’expérience à laquelle nous convie Berger, à travers la figure du médecin, est celle de notre rapport à l’« autre », pris dans le présent labile de notre existence. Je pense à cette phrase d’Antigone : « Nous n’avons que peu de temps pour plaire aux vivants et toute l’éternité pour plaire aux morts ».

Je pense à notre précédent spectacle sur Serge Daney, à sa parole prononcée quelques mois avant sa mort. Je pense à la transmission. Je pense à la disparition. Je pense au théâtre comme le lieu vivant d’un deuil sans cesse recommencé. Je pense à la mélancolie du Docteur Sassall, à celle du cinéphile et à la mélancolie de l’acteur.

Nous faisons l’expérience de ce moment unique, de ce présent fugace qui contient dès son apparition sa propre disparition. Cet instant où nous sentons passer sur nous l’aile du « cela aura été ».

Berger écrit : « Sassall assure toutes les fonctions d’une sage-femme auprès de sa clientèle - il est présent à toutes les naissances. De même qu’il est présent à presque toutes les morts, il se voit constamment rappeler à quel point un instant peut être différent d’un autre ».

Cette perception accrue de l’instant présent nous rappelle que l’art de la médecine, comme il est dit dans le serment d’Hippocrate repose sur la maîtrise du « Kairos ». Cette notion inventée dans la Grèce du cinquième siècle avant Jésus Christ que l’on peut traduire comme « le temps de l’occasion opportune », ce moment fugitif où tout peut basculer dans un sens ou dans l’autre. Quelle est la valeur d’un instant ? C’est une question à laquelle est confronté l’acteur qui est, selon la définition d’Antoine Vitez, « ce poète qui écrit sur du sable ».

Celui qui fait l’expérience que l’édifice à bâtir sera sans cesse à reconstruire, susceptible à chaque moment d’être balayé par les vagues et le vent. L’acteur est « celui qui peut jouir de la fuite du temps » écrit encore Vitez. Ce qu’il saisit, peut-être, dans la jouissance de ce moment particulier où le temps s’enfuit, c’est la profondeur de l’instant. Une autre dimension du temps ; un temps qu’on pourrait dire « contracté » et « abrégé ». Un temps dont nous saisissons le léger décalage par rapport à la linéarité du temps chronologique. Un temps qui se contracte. La sensation du temps en train de se construire.

Ce temps-là n’est pas un présent coincé entre le passé et l’avenir. C’est un présent ressenti comme une déchirure sur la ligne horizontale de ce que certains appellent le progrès. Ce n’est pas un simple segment prélevé sur le temps chronologique. C’est un temps qui pousse à l’intérieur du temps chronologique, qui le travaille et le transforme de l’intérieur : « C’est le temps dont nous avons besoin pour faire finir le temps - en ce sens : le temps qui nous reste ». « Le temps que nous sommes nous-mêmes », « le seul temps que nous ayons ».

C’est ainsi que Giorgio Agamben, dans sa lecture de l’Épître aux Romains de Paul, définit le temps messianique dans la tradition juive : « le temps de maintenant ». (1)

Sur quelle scène imaginaire, un médecin et un acteur peuvent-ils partager une certaine expérience du temps ? Je ne prétends pas ici, mettre sur le même plan, la médecine et le théâtre. J’ai conscience qu’une telle comparaison est dérisoire, en regard de leurs actions respectives au sein de la société. Je reconnais pourtant en Sassall une certaine façon de vivre et de pratiquer son métier qui attise mon appétence à questionner le mien. De la même façon, je crois que Berger s’interroge sur son rôle d’écrivain en observant Sassall exercer la médecine.

Ce que nous pouvons peut-être partager ensemble c’est une certaine forme d’engagement passionnel et de questionnement incessant sur nos métiers. On aimerait alors parler ici de vocation. À travers ce mot, il me semble voir se dessiner une figure très archaïque et pourtant très présente qui remonte à nos origines, au point de rencontre de la culture grecque et de la culture juive.

Mais que pouvons-nous attendre d’un métier « idéal » dont on croit qu’il justifie à lui seul toute notre vie ?

À quelle sorte d’exil intérieur nous contraint-il ?

À travers quel miroir fêlé pouvons-nous regarder le visage d’« un homme qui a de la chance » (ce Fortunate man du titre original), celui qui a fait de sa passion son métier ?

De tout cela vient le désir d’un dialogue qui prolongerait sur scène celui de John Berger, écrivain et Jean Mohr, photographe, avec John Sassall, médecin.

Pour nous évidemment, il s’agira d’un jeu, (Qui jouera le malade ? Le spectateur ? Qui jouera le médecin ? L’acteur ?) Il s’agira d’imagination et d’élucubration (comment prendre la « température » d’une salle ?), il s’agira de formuler des hypothèses et de poser des questions. Il s’agira d’inventer un théâtre de petits chimistes.

Sassall grâce à la position qu’il occupe au sein de la communauté rurale où il exerce n’est pas quelqu’un comme les autres. Il est à la fois dans la communauté, parce qu’il en est le seul médecin et en dehors, parce qu’il ne vient pas du même milieu et ne partage pas la même culture. C’est pourquoi Berger est souvent tenté de le comparer à un acteur, à celui qui joue un rôle, celui qui compose, non pas pour mentir, mais pour entrer plus intimement en contact avec ses patients, avec ceux qu’il doit soigner ou soulager.

« Son imagination le pousse à devenir un malade après l’autre ». Je reconnais dans ce mouvement quelque chose d’immédiatement fraternel. Je pourrais traduire par : « mon imagination me pousse à devenir un personnage après l’autre ». Ce serait un cliché.

Je sais qu’il s’agit d’autre chose. Ce que je reconnais chez John Sassall, c’est une façon d’être au monde ; toujours en léger décalage, à une légère distance, de lui-même et de l’autre, dans un imperceptible déplacement qui ne traduit pas, comme on pourrait le penser une forme d’indifférence, mais une blessure secrète…

Aussi loin qu’il m’en souvienne, à tous les âges, on me déplace, je me déplace. Je navigue d’un endroit à l’autre, d’un paysage à l’autre, d’un visage à un autre, d’un attachement à l’autre, d’un plaisir à l’autre. D’un chagrin à l’autre.

Alors, il faut… Jouer pour s’adapter, jouer pour être accepté, jouer pour plaire, jouer pour survivre, jouer pour toucher, jouer pour respirer, jouer pour se souvenir, jouer pour faire revenir, jouer pour brûler… Ce « jeu » ne se construit pas sur le désir d’être un autre mais au contraire sur la peur de ne jamais pouvoir être soi-même, de se trouver indéfiniment séparé de soi-même. Aujourd’hui, alors qu’il a déterminé presque la moitié d’une vie, on voudrait en partager avec l’autre les modestes bienfaits. Jouer avec ce besoin secret de, peut être, soulager, toucher, réparer, un peu. On aimerait que le spectacle à venir s’essaye à un toucher délicat, à une certaine distance, qu’il invente un certain art du tact. Comme celui que je ressens dans l’écriture de Berger, comme celui que je reconnais dans la mélancolie de Sassall.

(1) Le temps qui reste
Giorgio Agamben. Rivages poche.

Nicolas Bouchaud, mars 2013

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