Élisabeth ou l'Équité

du 9 novembre au 8 décembre 2013

Élisabeth ou l'Équité

Élisabeth pose les questions fondamentales d’un monde en mutation. Analyse et miroir terrible d’un temps de doutes, l’œuvre s’ouvre sur des perspectives nouvelles. Sur un texte d'Éric Reinhardt et dans une mise en scène de Frédéric Fisbach, Anne Consigny devient DRH d’un groupe industriel appartenant à un fonds de pension américain.

J’ai failli vous bazarder à un putain de groupe de Chinois. De vrais tueurs.
Note d'intention
Entretien avec Eric Reinhardt

  • J’ai failli vous bazarder à un putain de groupe de Chinois. De vrais tueurs.

Élisabeth se débat dans une adversité masculine, se coltine OPA, rachats, offensives syndicales, courses au pouvoir. Elle est directrice des ressources humaines, DRH d’un groupe industriel appartenant à un fonds de pension américain. Un événement tragique survient dans l’entreprise, et elle voit son système se retourner contre elle, la broyer. Les lâchetés prolifèrent, les ouvriers montent au créneau, les politiciens s’en mêlent, et les Chinois se laissent tenter. Fermetures de sites, conflits sociaux, joutes syndicales, grèves et cynismes en tous genres, et dérives en tous sens, l’ultralibéralisme et la mondialisation bousculent Élisabeth, qui cherche le sens premier du mot « équité ». Fresque pour temps de crise, fable morale, Élisabeth ou l’Équité dresse un état des lieux qui fait peur. Élisabeth, femme de pouvoir, évolue au sein d’une entreprise en proie aux vacillements actuels.

Le romancier Éric Reinhardt, après les succès de Cendrillon et du Système Victoria, s’empare du dialogue théâtral, réaliste et social, avec réunions épiques, business trips à New York, humiliations, mensonges, manipulations et séductions. Frédéric Fisbach, après avoir dirigé Juliette Binoche dans Mademoiselle Julie de Strindberg, confie le rôle-titre à Anne Consigny, actrice de la série Les Revenants et de Vous n’avez encore rien vu de Resnais. Élisabeth pose les questions fondamentales d’un monde en mutation. Analyse et miroir terrible d’un temps de doutes, l’œuvre s’ouvre sur des perspectives nouvelles.

  • Note d'intention

1. Il faut que je me souvienne.

En septembre 2007, je lis Cendrillon d’Eric Reinhardt. Cela faisait longtemps que je n’avais pas été pris à ce point par un roman. Il y a des lectures qui rendent le monde excitant, qui réveillent l’intelligence et le désir de vivre. Un roman joueur, libre, mettant en scène un Paris que j’aime à travers les tribulations de son auteur que je ne connais pas encore mais qui me touche déjà ; la crise financière de 2008 principaux, fonds de pension, banques et traders. Une rare vitalité traverse le livre, due en grande partie à des trouvailles et des audaces formelles réjouissantes mais aussi à un humour irrésistible. J’ai guetté dans la presse et à la radio tout ce qui se rapportait à Cendrillon. J’ai lu ses romans précédents. Je découvrais un auteur qui allait « m’accompagner » pour un temps.

Début novembre 2007, je remonte la rue Saint Maur en scooter, je reconnais Eric Reinhardt qui traverse.

Je l’arrête et lui dit en vrac, mon admiration, l’état d’effervescence que m’a procuré la lecture de Cendrillon, de ses autres livres… Nous nous reverrons quelques jours plus tard devant un café, nous sommes voisins. Nous nous verrons régulièrement pour le plaisir de la conversation. Je découvre un homme passionné par l’art et en particulier par le théâtre.

Il me parle de l’après Cendrillon, de la lente maturation du Système Victoria qui n’a pas encore de titre. Je lui confie mes doutes sur la suite à donner à mon travail, j’étais dans un état de confusion que j’essayais de masquer comme je pouvais.

Je sortais d’un été 2007 où j’avais été à l’honneur au Festival d’Avignon d’abord, à la Mostra de Venise ensuite, et pourtant… Je sentais que ma vie boitait, comme si je n’étais plus aux commandes. J’avais décidé de me jeter dans l’aventure du Centquatre avec énergie et enthousiasme, mais je sentais bien que je m’éloignais de quelque chose d’essentiel. Je ne ressentais pas encore le manque de la pratique du théâtre, de la création, du jeu, mais comme une gêne insistante et diffuse. Je confiais à Eric mes interrogations sur ce que j’étais en train de vivre, les joies et les difficultés d’une entreprise aussi énorme, engageant tant d’acteurs différents avec leurs attentes et leurs besoins, tous si différents.Une amitié s’est forgée avec le temps.

J’ai quitté la direction du Centquatre tout début 2010 pour retrouver la création et plus simplement ma vie.

En septembre 2011, Eric Reinhardt publie Le Système Victoria. Je suis impressionné par le projet et la façon dont il le mène au bout. Il réussit à être encore une fois au coeur des questions qui creusent le présent. C’est un roman politique, radical et vénéneux qui trouble les rapports habituels entre homme et femme, droite gauche, dominant dominé. Il met à mal nos façons de nous retrancher trop souvent derrière des idées et des postures qui sont devenues impuissantes et tristes.

Éric Reinhardt aborde le travail sans porter de jugement à la va-vite, mais en rentrant dans la mécanique des métiers et la complexité des fonctions. Il ne s’agit pas de moquer les patrons ou de leur donner raison. Il ne s’agit pas de victimiser les salariés et de rentrer dans un discours partisan qui discrédite trop souvent ceux qu’il voulait soutenir. Son talent d’écrivain et d’homme, c’est de chercher à comprendre. Il nous incite à agir dans
le monde en notre âme et conscience en ne perdant jamais de vue que notre plus grand ennemi est sans doute nous-mêmes. Il y a du Brecht chez lui.

Quand je lis un roman d’Éric, j’apprends des choses, je comprends comment ça marche, il a le talent de rendre exaltant une réunion de chantier, ou un déjeuner entre collègues.

Il y a au départ un travail d’investigation incroyable, il travaille comme un grand reporter de guerre. Il déplace le lieu du combat dans le champ de l’entreprise.

En novembre 2011, j’ai proposé à Éric d’écrire une pièce qui parlerait de ça, de la beauté et de la sauvagerie de tout ça : le travail. Des violences que tout ceux qui travaillent dans une entreprise finissent par accepter, plus ou moins consciemment. De la cupidité qui est aujourd’hui une valeur acceptée, théorisée, désirée. Il rêvait d’écrire pour le théâtre, je lui ai dit que le théâtre avait besoin d’une parole comme la sienne, qui n’a pas peur de s’aventurer sur les terrains minés en assumant la complexité des êtres et des événements. Il a accepté sans hésiter.

Je l’ai incité à écrire comme il le souhaitait, sans se soucier de la « faisabilité ». C’est dans les « problèmes » qu’il va nous poser, et dans les moyens scéniques que nous trouverons pour y répondre, par la mise en scène et le jeu, que le spectacle sera ou non, fort, inventif et beau : vivant. Il sait que le théâtre ne peut prétendre à être un art que dans l’articulation entre un auteur, un metteur en scène, des acteurs et des spectateurs. J’aime mettre en scène les pièces qui portent comme l’impossibilité de leurs représentations, écrites par des auteurs qui portent un rêve de théâtre. Ce sont eux qui font avancer l’art de la scène.

Avec ce projet je m’aventure sur un territoire que je n’ai jamais abordé jusque là. Je parle du travail, du rapport au travail, de l’intime et du commun dans le rapport au travail, des joies, des brutalités, de la survie en territoire hostile. De la vanité et du ridicule de la course au pouvoir... La tragicomédie de tout ça. Jusque-là, il me semblait qu’il me manquait l’expérience et la maturité pour évoquer ce sujet.

Élisabeth ou l’Équité est une sorte de conte moral qui se déploie sous la forme d’une grande pièce épique contemporaine. Elle se présente comme une pièce réaliste mais vrille dans son milieu, suspendue alors, entre la tragédie et des scènes de pure comédie.

J’ai vécu de l’intérieur la vie d’une entreprise qui même si elle était singulière, m’a permis de rencontrer des situations et des rapports qui se retrouvent dans la pièce, sans doute étaient-ils assez universels, représentatifs en tout cas de ce que l’on peut vivre dans une entreprise en général.

La direction d’Élisabeth essaye de la forcer à jouer le rôle du fusible, elle se retrouve mise à pied, isolée et perdue. Cela me rappelle des sensations, de stress profond, des états d’angoisse pénibles, dans lesquels je me souviens de moments suspendus de grande lucidité, de clarté calme. Ces moments sont une aubaine, ils sauvent.

À cette époque j’ai beaucoup pensé à un livre de Jan Kott Shakespeare notre contemporain. Dans ce livre, pour parler des grandes pièces historiques de l’auteur, il utilisait l’image d’un escalier, dont les personnages s’acharnent à gravir chaque marche et qui une fois arrivés en haut n’ont plus qu’à tenir le plus longtemps possible avant d’être précipités par un autre, plus jeune, plus fort, plus malin ou plus têtu ou plus traître… Parce que l’escalier du pouvoir ne débouche que sur le vide et cet escalier est à sens unique.

A l’époque du Centquatre, je ne me suis dit qu’une chose : « Il faut que tu te souviennes. »

Que je me souvienne de tout, des réunions avec le personnel, avec les représentants syndicaux, avec la mairie, avec les politiques et l’administration municipale. Que je me souvienne des CA, de la foule de sentiments et de pensées qui m’assaillaient à ce moment. De la peur, de la colère, de la rage, du désespoir… pour pouvoir en faire quelque chose. Que je me souvienne de la complexité des situations difficilement réductible à une analyse univoque. Ce qui me frappe le plus rétrospectivement, c’est la sensation qu’à cette époque j’avais de ne plus avoir de corps. Ou plutôt d’être écartelé et d’avoir un mal fou à garder un centre, un quant-à-soi. Un corps démembré par des injonctions impossibles à satisfaire.

En juillet 2012, j’ai lu une première version de la pièce. Elle n’était pas encore terminée mais l’essentiel était déjà là. Éric Reinhardt choisit de porter notre attention sur le détail d’une grande fresque, la vie d’une entreprise industrielle à l’heure de la mondialisation. Il choisit de traiter le sujet en nous plongeant dans la vie d’Elisabeth Basilico, DRH de ATM. On la suit, qui exerce ce métier si singulier qui par moment nous semble infaisable tant il fait appel à une sorte de schizophrénie. C’est passionnant de la voir avancer ses pions, ses arguments, aussi bien à New York devant le patron du fonds de pension qu’avec les responsables syndicaux ou avec le directeur général insupportable dont elle dépend.

On va assister à sa mise à mort professionnelle et sociale, orchestrée par la communication d’entreprise qui s’appuie sur des médias en quête de coupables… Et à sa renaissance après des jours douloureux et angoissés d’une solitude radicale et salvatrice.

L’auteur nous donne à vivre ce conflit, à travers le corps et le regard d’une cadre supérieure. Le seul fait qu’il choisisse cet axe, renverse notre façon d’appréhender l’événement et donne d’autres clefs de compréhension. Cela nous permet de sortir, de fait, mécaniquement, des réflexes qui troublent la lecture que nous avons de ces conflits qui se sont multipliés ces dernières années dans un mouvement national de désindustrialisation. On cherche moins à savoir qui sont les « gentils » et les « méchants », on rentre dans le réel, dans la complexité des choses, où le conflit, avant d’être un conflit de personnes est un conflit intérieur. Face à cela il ne reste aux acteurs de l’événement que la recherche d’une honnêteté, d’une « mesure », une faculté de jugement qui seules pourront les faire se déplacer un peu sur le terrain de l’autre et envisager des solutions communes, le début d’une pensée d’intérêt général.

Cependant, si la pièce s’articule autour d’une négociation qui a pour but d’arriver aux meilleures conditions de « départ » de cent quatre-vingt-douze salariés, il n’en demeure pas moins que ces personnes, après la pièce, juste après, seront dehors, sans emploi, au chômage. La pièce ne leur donne pas de visages, ils sont « hors champ » comme c’est le cas dans la vie. Ce n’est pas rien de perdre son travail. Ce n’est pas rien de se pointer à Pôle emploi, c’est dur, c’est humiliant souvent, on n’est plus rien, un poids mort, on ne fait plus partie des actifs, on est disqualifié. La pièce ne l’aborde qu’à travers la mise à pied de Basilico mais comme c’est difficile d’être en empathie avec une qui est en haut de l’escalier, qu’on admire et qu’on exècre et qu’on oubliera dès qu’elle aura été précipitée dans le vide. Une qui représente une vision paradoxalement déshumanisée de l’entreprise.

Le paradoxe tient dans le H de sa fonction.

2. L’équipe.

En septembre 2012, nous avons fait une lecture devant Jean Michel-Ribes et une partie du comité de lecture du Rond-Point. Depuis, j’ai été dans la recherche des actrices et des acteurs qui allaient m’accompagner dans l’aventure. Je voulais une réunion de personnes qui viennent du théâtre bien sûr mais aussi du cinéma. J’ai envie de ne pas éviter le réalisme que propose la pièce.

J’ai longtemps cherché Élisabeth, je voulais constituer le reste de l’équipe à partir de l’actrice qui l’incarnerait. Anne Consigny a eu un coup de foudre pour la pièce et le rôle. Sa compréhension des enjeux de la pièce était impressionnante, très vite nous sommes rentrés dans le vif de la pièce. J’ai toujours eu un grand bonheur à la voir à l’écran depuis Le Soulier de satin de Manuel de Oliveira. Bluffé par l’apparente facilité de son jeu, à chaque fois comme une évidence et une grâce réservée, subtile et nuancée. Des qualités qui me semblaient essentielles pour jouer Élisabeth. Autour d’elle des compagnons de longue date comme Gérard Watkins, Benoit Résillot, Valérie Blanchon, des plus récents comme l’actrice franco-roumaine Madalina Constantin.

Éric m’avait demandé si j’étais partant pour que les scènes à New York soient en anglais. J’avais répondu avec enthousiasme, pour deux raisons : pour nombre d’entre nous, l’anglais est la langue internationale associée à nos professions, nombre de termes techniques que nous utilisons tous les jours sont anglais ; la deuxième était que cela me donnait l’occasion de « jouer » avec le surtitrage, d’introduire des éléments de distance dans la représentation, donc de jeu. Et puis je trouve toujours un bonheur d’entendre parler plusieurs langues. Mieux que tout, la langue nous fait nous sentir étrangers, condition première pour moi de la relation aux autres.

Je voulais trouver un acteur américain pour incarner Dollan. Qu’on entende l’américain ! Un acteur qui vienne d’une autre culture de jeu pour qu’il puisse venir troubler nos façons d’aborder le travail. C’est DJ Mendel, compagnon de route du cinéaste indépendant Hal Hartley, performeur, réalisateur, producteur de film, qui jouera le patron du fonds de pension.

Je tenais à jouer. Depuis mes retrouvailles avec le théâtre, mon amour pour cet art m’a poussé à chercher toutes les manières de le vivre qui s’offraient à moi. J’ai décidé de jouer dans Élisabeth ou l’Équité, parce que ça change tout d’être sur le plateau avec les acteurs, parce que le metteur en scène que je suis vient de là, parce que j’aienvie de me mettre au travail tous les soirs devant le public à leurs côtés et prendre les mêmes risques qu’eux.

Je poursuis mon compagnonnage avec Laurent P Berger. Dans la pièce les scènes se passent dans des lieux différents, éloignés, intérieurs souvent, dans des espaces professionnels ou intimes. Nous avons imaginé ensemble un espace théâtral ouvert qui puisse évoquer, dans un premier temps de façon réaliste, les espaces du travail en entreprise puis qui va se dépouiller au fur et à mesure, pour devenir un « théâtre monde », comme dans le théâtre élisabéthain habité par les corps et les voix des acteurs. La coulisse sera avouée et des « serviteurs de scène » chers au théâtre japonais, auront un rôle essentiel dans l’écriture de la mise en scène.

À partir du surtitrage, nécessaire pour les scènes en anglais, nous développons avec le vidéaste Pierre Nouvel, un travail sur l’écriture projetée. La place de l’écrit dans la vie professionnelle, mail, sms, tweet, est de plus en plus importante. Aujourd’hui, au cours d’un rendez-vous ou d’une réunion, nos écrans nous sollicitent et nous lisons tout en continuant à participer à la conversation. Cela peut ne rien avoir à faire avec ce que nous sommes en train de dire, cela peut au contraire être un message envoyé par une personne présente, pour souligner un détail important qui pourrait nous avoir échappé, un oubli. Ces usages se multiplient dans les réunions à plusieurs. Il y a là, comme un sous-texte, un off de la parole avec lequel j’aimerais jouer. Sans doute que nous utiliserons aussi la vidéo pour faire exister certains espaces difficiles, voire impossibles à représenter, que l’image seule peut prendre en charge.

Frédéric Fisbach, 20 aout 2013

  • Entretien avec Eric Reinhardt

Qui est cette femme, figure forte de l’entreprise, DRH, Élisabeth… Vous l’avez rencontrée ? Comment la voyez-vous sur le plateau ?
Élisabeth, qui se revendique libérale, est DRH d’un groupe industriel appartenant à un fonds de pension américain. À l’occasion d’un événement tragique survenu dans l’entreprise, elle voit son propre système se retourner contre elle et la broyer. Trahie, elle se met à réfléchir et retrouve ses valeurs d’adolescente. Élisabeth, plus jeune, a réellement été humaine et humaniste, elle l’est d’ailleurs en partie restée, saufque cette fibre a été émoussée par le temps, elle a été ensevelie sous le quotidien et les responsabilités, la DRH a fini par négliger cette dimension de sa vie intérieure, à de rares exceptions près. De la même manière que l’on peut finir par aimer son conjoint mécaniquement, on peut finir par travailler mécaniquement, avec talent et efficacité mais sans vraiment réfléchir au sens de ce que l’on fait. Il est souvent plus simple de se laisser porter par le courant (surtout si l’entreprise rémunère royalement votre servilité), plutôt que de se compliquer la vie avec des cas de conscience, des scrupules, des idéaux ou de nobles pensées… On croise de plus en plus souvent des cadres supérieurs qui, après des années et des années de dévouement, se retrouvent éjectés du jour au lendemain avec la brutalité qu’eux-mêmes, la veille encore, dans certains cas, employaient vis-àvis de leurs subalternes. Alors, c’est un peu comme si ces bons soldats loyaux se réveillaient soudain à euxmêmes pour comprendre l’aveuglement dans lequel ils se sont sagement maintenus pendant des années, et ils changent de vie, ils tournent le dos au monde de l’entreprise, ils prennent leurs économies et ils vont faire du vin, ils montent une petite structure. Ces situations qui se multiplient sont symptomatiques de la violence du monde du travail. Élisabeth, sur le plateau, je l’imagine complexe, séduisante, toujours à la limite, insaisissable. Elle est alternativement terrible et attirante, sans que l’on sache très bien où elle se trouve, sauf à la fin. Elle n’est pas attendue, elle est en permanence une superposition de femmes diverses, à la fois féminine, maternelle, indépendante, conquérante, fragile, sincère, cinglante, professionnelle, rationnelle, détachée, lucide, exigeante. Ce qui m’intéresse, avec la femme de pouvoir, c’est qu’elle possède une dimension d’autorité comparable à celle de ses homologues masculins, tout en conservant un mystère et une sensibilité dont ils sont dépourvus, eux, la plupart du temps. Les hommes sont plus monolithiques dans l’exercice de leur pouvoir.


En quoi dresser cet état des lieux terrible d’un monde qui vacille vous a-t-il été essentiel ?
Cette peinture m’est venue d’une documentation accumulée pour écrire mon dernier roman, Le Système Victoria. Une avocate m’avait raconté deux histoires assez démentes vécues par une DRH qu’elle conseillait, et n’ayant pas utilisé cette matière dans mon roman j’ai décidé de m’en inspirer pour écrire une pièce de théâtre. Ce qui m’intéressait, c’est que ces deux histoires mettaient en relation, pratiquement sur le mode de la comédie, une petite usine française ancrée sur son territoire régional, et le pouvoir abstrait, international, climatisé, du fonds de pension new-yorkais, avec entre les deux une barrière idéologique incarnée par la barrière de la langue, l’anglais étant la langue de la finance, de la domination, et le français une langue ancienne et résistante. J’aimais l’idée de faire se rencontrer, physiquement, sur un plateau de théâtre, lieu du langage par excellence, ces deux langues, ces deux visions du monde, ces deux rapports au réel : le financier new-yorkais d’un côté, les syndicalistes à la française de l’autre, avec entre les deux la DRH, Élisabeth. À ce moment-là de la pièce, personne ne parle le même langage : cette situation burlesque rend très bien compte du monde dans lequel nous vivons. Plus généralement, ce que j’ai voulu mettre en évidence, c’est que les cadres supérieurs, dans les entreprises, ont une réelle responsabilité, qu’ils le veuillent ou non, par rapport à la question de l’intérêtgénéral. Tout ne peut pas venir du politique et du législateur, c’est trop facile de se réfugier derrière ce fatalisme en faisant croire qu’on ne peut pas s’opposer à la marche du monde, que le système mondialisé est plus puissant que tout, qu’il faut se résigner à endurer ses coups et ses nuisances, sa froideur, son inhumanité. C’est faux, il est possible d’organiser des micro-résistances, localement et sur des cas particuliers, encore faut-il en avoir conscience et envie. Les cadres supérieurs, et en particulier les DRH, disposent d’une certaine marge de manoeuvre, ils ont une responsabilité dans la société. Il faut le dire, il faut le rendre manifeste, c’est ce que j’ai voulu faire avec cette pièce : montrer qu’on peut agir, de l’intérieur, en retrouvant en soi le chemin d’un certain humanisme. Mais sans le dire, en jouant masqué. C’est une résistance qui ne fonctionne que si elle reste invisible. Voilà un paradoxe passionnant pour un écrivain.

Vous passez du roman au théâtre, pourquoi ? Qu’est-ce que le théâtre peut vous apporter que le roman ne vous apporte pas ?
Mais le théâtre justement ! C’est-à-dire le plateau, les comédiens, l’incarnation. J’adore le théâtre depuis longtemps, j’y vais énormément, c’est un réel besoin, pour moi, de voir des spectacles. La lumière, l’atmosphère, le son, le corps, la voix, le temps, l’espace, le mouvement, l’énergie, dans un lieu, la scène du théâtre, qui devient une représentation du monde, une stylisation de la réalité, une projection d’un univers mental : c’est ce que j’aime, comme spectateur, et c’est à quoi j’ai eu envie de me confronter en écrivant une pièce de théâtre. Voir un comédien vivre une réplique et incarner une pensée, avec son souffle, dans sa chair, avec toute la fragilité, la possibilité de grâce et de magie, mais aussi de chute, que cela suppose, c’est ce que je recherche à travers cette expérience. Le roman, on l’écrit seul dans son bureau, pendant des mois voire des années, on se fait à soi-même son propre spectacle, on se procure à soi-même des sensations, de la peur, du plaisir, des angoisses et du réconfort, mais on est à la fois le créateur et le spectateur, seul avec soi-même. Puis, quand le roman est imprimé puis diffusé, le lecteur partage avec son auteur un temps et un espace dans lesquels celui-ci n’est plus depuis longtemps, il y a un décalage. Ce que j’aime et recherche, en définitive, avec le théâtre, c’est le présent, l’incarnation. En d’autres termes le mystère de la vie.


Suivez-vous le travail que conduit Frédéric Fisbach ? Etes-vous associé aux choix de l’espace, de ladistribution, du rythme ?
Je connais le travail de Frédéric Fisbach depuis quelques années, et il me plaît beaucoup. C’est lui qui m’a passé commande de cette pièce, en me laissant une totale liberté. Je l’en remercie car ce faisant il m’a permis de concrétiser un de mes plus vieux rêves. Frédéric m’a consulté sur la distribution, en particulier pour le rôle d’Élisabeth, car il était essentiel pour moi qu’elle soit jouée par une comédienne que j’aime profondément. Pour le reste, je préfère le laisser s’accaparer le texte, travailler seul, tracer ses perspectives et déployer son esthétique, pour me surprendre et faire de cette pièce autre chose que ce que moi, en l’écrivant, j’ai pu imaginer qu’on pouvait faire. Sinon, à quoi bon ? Quel serait l’intérêt de faire appel à un fidèle régisseur ? Si j’écris du théâtre, c’est parce que j’aime le théâtre, l’art de la mise en scène : j’ai donc envie que Frédéric, sans se sentir surveillé, déploie son art de metteur en scène, emmène mon texte dans son monde et fasse oeuvre à son tour, afin qu’il y ait, sur le plateau, pendant les représentations, une évidence, quelque chose d’irrécusable et de lumineux qui s’impose à tous. Le théâtre devient intéressant quand il n’y a plus de théâtre mais une vérité qui s’impose au spectateur. Quand la scène devient un prolongement du spectateur, comme si lui-même était en train de rêver la pièce. C’est à cela, pour moi, que toute mise en scène doit prétendre, et je ne veux pas interférer dans ce fragile processus. Cela étant dit, j’ai très envie de pouvoir assister, une fois de temps à autre, aux répétitions, et Frédéric aussi. C’est une aventure artistique et humaine dont j’ai envie de me sentir proche jusqu’au bout, en compagnie des comédiens et de tous ceux qui travailleront sur le spectacle. Et s’il faut apporter des modifications de dernière minute à mon texte pour satisfaire un comédien ou répondre à des problèmes de rythme, j’ai déjà fait savoir que je le ferais volontiers. Il faut être à l’écoute du plateau.

Propos recueillis par Pierre Notte

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Sélection d’avis du public

Par Marie-luce D. - 11 novembre 2013 à 12h26

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Par Marie-luce D. (1 avis) - 11 novembre 2013 à 12h26

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Théâtre du Rond-Point

2 bis, avenue Franklin Roosevelt 75008 Paris

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