Cryptobiose

du 4 au 22 septembre 2007
45 minutes

Cryptobiose

Une pièce lumineuse, étrange et forte, à la frontière du mime, de la marionnette, du théâtre et de la danse. Avec les mots d'Edward Bond, de Sarah Kane, de Fernando Arrabal et des témoignages de femmes libanaises, Sawsan Bou Khaled crée un intense moment d'émotion et de beauté.

Dans le sous-sol de l'âme où se joue l'attente
Entretien avec Sawsan Bou Khaled
La presse

  • Dans le sous-sol de l'âme où se joue l'attente

Cryptobiose : état de suspension de l'activité biologique qui rend très résistant au froid, au chaud et au temps, une sorte de forme extrême de l'hibernation.

Une femme traverse un espace dévasté. Une voix évoque la vie des insectes et leurs étranges comportements... inhumains. Une femme chrysalide tente avec peine de se lever et de se débarrasser de sa mue. L’être cher a disparu et elle ne sait s’il est mort ou vivant... Elle est là, voûtée, prostrée, en mal-être dans ce corps ravagé. Elle tire un fil qui la ramène à l’absent. Retrouvailles imaginaires des corps. Enlacement, gestes tendres, soubresauts. Danse solitaire d’un corps enfiévré de folie, dans l’étreinte, dans la détresse de celui qui reste et s’invente des horizons de survie...

Sawsan Bou Khaled nous convie outre-monde. Dans le souterrain des décombres, dans la douleur des disparitions et l’incertitude de l’attente. Elle traque l’humain dans le monstre animal qui y sommeille, dans le cauchemar végétal et l’humus de la terre. Fragile silhouette terrée dans les images d’hier et dans la crainte des lendemains, elle offre un corps désarticulé, meurtri, en… métamorphose. Elle est Sawsan et l’on pense à… Grégoire Samsa.

Solitaire, elle mêle ses mots à ceux d’Edward Bond, de Sarah Kane et d’Arrabal et se constitue un outil théâtral original et hors norme. Dans les infractuosités de la terre de Beyrouth, elle partage le désir déchiré des femmes d’Egon Schiele. Elle est au Liban et l’on croit entendre Le cri de Munch. Assourdissant silence qui brûle les tympans. Images qui dérangent, universelles, nécessaires, pour ne pas nous complaire dans la quiétude nantie et l’émoi sélectif.

Elle porte l’oubli et les mots des autres, l’amour en-allé, le disparu que d’aucuns aimeraient oublier. Belle dans sa détresse comme dans son amour suggéré, elle est fière et rebelle. Excavatrice du souvenir, elle creuse et terrasse, elle nous emporte dans le tréfonds, dans le sous-sol de l’âme, là où se joue l’attente, là où peut encore naître l’espoir. Sawsan Bou Khaled frappe nu, juste et fort. Rien ne semble pouvoir empêcher “sa marche oblique vers l’énigme des choses, entre silence et bruits”(Andrée Chedid).

Bernard Magnier

  • Entretien avec Sawsan Bou Khaled

Bernard Magnier : Si vous deviez évoquer vos premiers souvenirs de théâtre…
Sawsan Bou Khaled : Mon premier souvenir, je devais avoir huit ans, c’était la période de Noël. L’école nous avait emmenés au théâtre, il y avait sans doute un spectacle, mais de ça, je n’en garde aucun souvenir. Puis, un père Noël est monté sur scène, a pris un micro, et a appelé les enfants par leurs noms pour donner à chacun un cadeau. Moi, dans mon fauteuil, je brûlais d’attente et mon nom tardait à s’annoncer… Pire ! Mon nom ne s’est jamais annoncé. J’ai décidé d’aller voir la maîtresse pour lui présenter mon cas. Celle-ci a ouvert un dossier, a vérifié ses papiers puis m’a annoncé que mon nom n’était pas sur la liste. Quelle liste ? Tes parents n’ont pas payé. Payer quoi ? Alors, elle m’a expliqué, la lettre adressée à mes parents dans laquelle on réclamait l’argent de mon cadeau et qui était, sans aucun doute, restée sans réponse… Sous le choc, j’ai regagné ma place. Mais, comme dans un beau film américain, ça s’est terminé par un happy end, la maîtresse a retrouvé un cadeau qui traînait au fond du grand sac, et m’a annoncé son erreur, j’étais sur sa liste ! Ce jour-là, j’ai su que les cadeaux du père Noël s’achetaient avec de l’argent, comme tout autre chose. C’était, sans doute, une de mes premières leçons de théâtre. Je venais d’apprendre qu’au théâtre, on nous révèle des vérités et pas nécessairement les plus agréables.

Et votre rencontre avec le "vrai" théâtre ?
A 15 ans, j’allais voir mon frère Issam jouer un spectacle de marionnettes pour enfants. J’essayais de ne pas rater une seule des représentations. Je trouvais merveilleux mon frère sur scène et tout cet univers magique dans lequel il était.

Et votre première expérience d’actrice…
J’étais en année préparatoire, étudiante en Arts du spectacle. Un jour, Siham Nasser, mon professeur à l’époque, m’a proposé de remplacer une comédienne dans son spectacle, La poche secrète, et de participer au Festival des Francophonies en Limousin. Ce spectacle, je l’aimais beaucoup et me proposer d’y jouer fut pour moi comme un véritable cadeau de Noël.

Dans le monde du théâtre, vers quels dramaturges vont vos regards de lectrice ou de spectatrice ?
J’aime beaucoup Genet, Koltès, Edward Bond, Sarah Kane, Agota Kristof, Beckett… et Georg Büchner. Je peux ajouter Kantor, James Thierrée… Et, bien sûr, Issam Bou Khaled, Archipel est un des plus beaux spectacles que je connaisse.

Dans votre spectacle, vous choisissez d’utiliser les mots des autres (Arrabal, Sarah Kane, Edward Bond). Pourquoi ce choix ? Pourquoi ne pas écrire vous-même ?
"C'est pour les analphabètes que j'écris" dit Antonin Artaud. Moi, comme les analphabètes, je considère que ces auteurs ont écrit pour moi, ils ont mis dans leurs mots ce que je cherche à dire. La présence de leurs mots me réconforte lorsque je suis sur scène. C’est comme si je n’étais plus seule à raconter la souffrance de la solitude.

Il y a aussi, dans Cryptobiose, une grande part réservée aux mots non-dits, comme par exemple, à ce qu’Edward Bond écrit dans la postface d’un livre consacré à Sarah Kane, Love me or kill me : "Sarah Kane avait avalé une dose massive de cachets. On lui a fait un lavage d’estomac dans un hôpital. Elle est rentrée chez elle, mais a été ramenée à l’hôpital. Là, elle a retiré ses lacets de chaussures et s’est pendue dans les toilettes… Nous mettons des chaussures pour aller en voyage.
Au cours de quel voyage vous pendez-vous dans des toilettes avec des lacets de chaussures, avant qu’on vous dépende et qu’on vous brûle ? Il s’agit de l’affrontement de l’implacable."

Chaque fois que je joue Cryptobiose et que je sors les chaussures de ma tête, je dis chapeau à celle qui dans son "théâtre de la cruauté" a mis en jeu son existence et sa vie même.

Outre les écrivains déjà cités, d’autres univers sont également présents dans Cryptobiose…
En plus des mots, il y a d’autres formes qui ont nourri ce spectacle, comme les peintures d’Egon Schiele, la danse Buto ou les musiques de Matthieu Ha.

Il y a aussi tous ceux qu’on ne voit pas et qui ont joué un"rôle" dans la création de ce spectacle…
Oui, à côté de ces amis imaginaires, j’ai des amis palpables qui ont porté comme moi ce projet. Les très talentueux Sarmad Louis et Hussein Baydoun. Hussein est dangereux, il crée avec ses armes l’équivalent de ce que fait une arme de destruction massive. C’est un homme d’art martial, Sarmad a le cerveau d’un homme de sciences et le coeur d’un bébé, le mélange fait un grand artiste. Il y a aussi Ahmad (Superman), Marc Mourani (The Godfather), Arlette Girardot, elle qui a payé le plus cher billet pour voir et filmer le spectacle (un aller-retour Beyrouth Paris). Et puis Issam Bou Khaled et Samir Khaddaje, conseillers artistiques qui atténuaient les doutes quand ils devenaient excessifs et en accentuaient d’autres s’ils les jugeaient fructueux.

Faire du théâtre aujourd’hui à Beyrouth, est-ce une folie ? Une protection ? Une bravade ? Une provocation ?
Beyrouth aujourd’hui n’est pas une ville en guerre, elle ne l’est pas encore, mais Beyrouth aujourd’hui est une ville qui rumine la guerre. Le mot "guerre" est évoqué
tous les jours, une dizaine de fois dans les journaux et à la télévision, il traverse une centaine de fois nos pensées. La guerre est proche. Elle nous revient encore de notre passé et on nous la promet pour notre futur.
Pourquoi faire du théâtre dans un pays comme ça ? Quelle en est la nécessité? Je me le demande… Ceci me questionne surtout à chaque fois qu’une explosion fauche dix personnes dans les rues de Beyrouth, ou qu’un pays nous bombarde jusqu’à ce que nos poumons enflent de l’odeur de la mort et que nos narines la vomissent. Il est si facile de mourir en période de guerre, les possibilités ne manquent pas ! Il est aussi si facile de tomber amoureux en temps de guerre, il suffit d’une main qui nous caresse tendrement les cheveux pour calmer notre peur et nous assurer que tout n’est pas encore fini et que nous sommes encore en vie. La guerre est finie, mais moi, je continue à tomber amoureuse quand je rencontre un vivant qui me confirme que je suis toujours vivante. C’est pour ça que j’ai été amoureuse des personnes avec qui j’ai fait ce spectacle, et c’est pour ça aussi que j’ai aimé Wadad Halwani. Wadad a perdu son mari, Adnan, en 1982, deux hommes armés ont frappé à sa porte et l’ont enlevé. Et depuis 25 ans, elle le cherche. J’aime surtout en elle, sa manière de rigoler comme une gamine lorsqu’on lui raconte une blague. Je vois que la mort qui submerge notre pays n’a pas réussi à la gagner. La mort est omniprésente au Liban, elle est représentée par les anciens chefs de guerre quiparticipent aujourd’hui à la direction de notre pays. Ils le dirigent vers où ? Ils mâchent les mêmes mots, répètent les mêmes promesses et affichent les mêmes slogans, ceux qu’ils clamaient en période de guerre ! Ca fait peur et ça rend fou. La folie est déjà là au Liban, la folie de ces vautours charognards, déguisés en humains, qui nous croquent comme des insectes pendant qu’ils digèrent encore les cadavres dont ils sont responsables.
Et si l’on fait du théâtre avec ça… C’est pour résister et aller contre cette folie, la folie de cette mort qui nous dévore et qui broie notre chair alors que nous sommes encore vivants. Voilà ce que je cherche en faisant du théâtre, je cherche à partager et à vivre avec des humains alors que tout nous pousse, sans cesse, à mourir strictement seul.

Et Cryptobiose participe de cette "résistance"…
Cryptobiose met en scène une femme qui attend son homme disparu. Durant la guerre civile libanaise, 17 000 personnes ont été portées disparues, certaines ont été enlevées directement dans leurs maisons, d’autres ne sont jamais rentrées chez elles. Au début des années 90 et avec la déclaration de la paix dans le pays, tous les criminels de guerre ont bénéficié de l’impunité générale. On a voulu oublier la guerre et oublier ce qui renvoie à ses horreurs, et donc, tout le monde a oublié les disparus… Tout le monde, sauf leurs familles qui continuent à attendre leur retour avec la même ardeur qu’au premier jour. Ni morts ni vivants, ces personnes sont des absents sans corps qui n’ont même pas le droit à une sépulture. Les criminels de guerre, dont certains sont députés et ministres, ne sont pas obligés de livrer les informations qu’ils possèdent sur les enlèvements et les disparitions de leurs victimes. Absentes de la conscience générale, ces personnes restent très présentes dans la vie quotidienne de leurs proches.

Il y a dans Cryptobiose une forte présence du matériel, du matériau, de la terre, de l’enveloppe, de la peau. Pouvez-vous nous expliquer cette présence ?
Il s’agit de montrer une femme qui vit avec la présence de l’absence, qui vit avec son manque. Ce manque invisible, inaudible et impalpable, il fallait le rendre perceptible et nous avons choisi de le faire en donnant corps à ce qui n’en a pas. Nous avons voulu faire un spectacle organique et faire exister matériellement une réalité subjective qui est constamment étouffée par ce qu’on appelle Réalité.

Un mot sur la signification du titre…
La cryptobiose est un état dans lequel peuvent rentrer certains animaux, notamment le tardigrade ou "ourson de l’eau" qui est un petit animal ne dépassant pas deux millimètres, pour affronter des conditions de vie extrêmement difficiles. En fait, dans des conditions très défavorables, certains animaux sont capables d’arrêter leur métabolisme biologique, de se momifier, et de passer en cryptobiose. Une fois les conditions redevenues favorables, ils retrouvent systématiquement la vie. Le tardigrade qui a une durée de vie de deux mois, peut rester en cryptobiose pendant des siècles voire des millénaires. Des spécimens de tardigrade, découverts dans une calotte glaciaire dont l'âge a été estimé à plus de 2 000 ans, sont revenus à la vie. C’est une forme de résistance qui permet de survivre aux agressions des températures extrêmes ou aux agressions chimiques, mais qui permet surtout de suspendre le cours du temps. La cryptobiose est un état de non-vie et de non-mort, une sorte de vie suspendue, cachée, reportée dans l’attente d’un meilleur lendemain.

Et dans votre spectacle ?
C’est une cryptobiose pour cette femme qui attend, pour cet homme qui n’est pas mort mais qui n’est pas non plus vivant, pour cette guerre qu’on a étouffée sans l’avoir achevée. Une guerre dont l’énigme des disparus, jamais résolue, est une gangrène qui ne cesse de puer chaque jour un peu plus. Une guerre monstre qui s’est déguisée en morte, en attendant le moment favorable pour rejaillir de son souterrain. "Cryptobiose" pour tout cela à la fois, pour cet état de paralysie générale.

Vers quels livres allez-vous aujourd’hui avec le plus d’envie ?
Vous avez entendu parler des "bombes intelligentes" ? Celles qui ont déchiqueté le Liban en juillet 2006. Il existe de nombreux modèles. Il y a par exemple la "bombe à vide", celle-ci consomme l’oxygène de l’air et provoque une dépression qui entraîne l’effondrement des bâtiments, les personnes qui s’y trouvent meurent avec leurs poumons déchirés, l’extérieur de leur corps pouvant rester propre et intact… Lorsque je lis un livre, il doit pouvoir ridiculiser l’intelligence de ces bombes, combler le vide qu’elles imposent. Ces bombes me laissent impuissante et il me faut des mots plus puissants que ces bombes, plus forts que leur force destructrice. J’ai besoin de mots et de livres qui réinventent le monde humain qui est, tous les jours, mis à mort par "l’intelligence" humaine. J’ai besoin de lire Artaud, Foucault, Nietzsche, Büchner…

Etes-vous une grande lectrice ?
Si j’aime un auteur, je lis ses oeuvres complètes.

Dans quelle(s) langue(s) lisez-vous ?
En français, en arabe, en anglais. J’aimerais bien connaître l’allemand pour pouvoir lire les textes de Nietzsche et de Büchner dans leur langue d’origine.

Y a-t-il des textes que vous aimez relire ?
Le petit prince de Saint Exupéry, Candide de Voltaire, La Trilogie des jumeaux d’Agota Kristof… Je ne me lasse pas de lire et de relire les textes de Büchner.

Entretien réalisé par Bernard Magnier en juin 2007.

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  • La presse

"Gestes intimes, tellement vrais, tellement émouvants (...) souffrancee et incertitude de l'attente mises en scène avec justesse par la Libanaise Sawsan Bou Khaled." Marie Signoret, L'Humanité

"Un jeu d'ombres, de sons et de lumières, une fourmilière de sensations fortes. (...) Fascinante, provocante, pas moins excentrique, Sawsan se métamorphose sur scène et métamorphose tout ce qui l'entoure (...) du trivial jaillit le sublime." Diana Khalil, Focus magazine, iLoubnan

"Sawsan Bou Khaled enlace son cou et son ventre dans un beau geste. Elle nous regarde. Commence Bang bang. Alors quelque chose se passe : tout ce qu'a voulu dire la jeune femme se condense dans la voix de Dalida. La guerre et la perte, l'appel d'une ritournelle qui fait bang bang." Brigitte Salino, Le Monde

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Spectacle terminé depuis le samedi 22 septembre 2007

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