Calderón

du 5 au 16 novembre 2004
2H00

Calderón

Avec Calderón, la plus théâtrale de ses pièces, Pasolini niche dans La vie est un songe en redistribuant d’autres cartes aux personnages. Rosaura, de rêve en réalité, rebelle en quête d’un endroit où il ferait bon se réveiller, traverse l’espace et des temps déraisonnables, refuse les identités qu’on lui attribue, remet en cause ce que la société lui impose.

L'espace théâtral est dans nos têtes. Ici nous sommes peu nombreux : mais en nous il y a Athènes. Nous ne cherchons pas le succès. Nous sommes tous des hommes en chair et en os. Les corps ne sont pas aristocratiques. Le théâtre est une forme de lutte contre la culture de masse. Le théâtre est actuel parce qu'il est anachronique : les corps des acteurs et les corps des spectateurs ne peuvent être faits en série.

Pier Paolo Pasolini

Extrait
Pasolini (1922-1975), le politique et la poétique
La vie n’est pas un songe (notes de travail)
Entretien avec Laurent Fréchuret
Calderón

ROSAURA – J’ai appris quelque chose, Monsieur Sigismond !
SIGISMOND – En brisant les chaînes de ta naissance ?
ROSAURA – Naissance ? Dites réveil : d’un rêve dont je ne me souviens pas (…)
SIGISMOND – Tu n’as jamais lu à l’école cette pièce de Calderón qui s’appelle « La vie est un songe » ?
ROSAURA – J’en ai entendu parler.
SIGISMOND – Il y avait un roi, prophète, qui avait lu dans le futur que son fils (Sigismond, comme moi, drôle de hasard) le tuerait. Il le fit alors enfermer dans une tour, enchaîné, l’éloignant de la vie comme un monstre. Mais un jour, le roi se repentit. Et il voulut faire une expérience pour vérifier ses prophéties. Il fit libérer son fils, après l’avoir fait endormir profondément avec de légendaires narcotiques, et il le fit se réveiller au Palais Royal, dans un lit magnifique.
Pour Sigismond, c’était un rêve, évidemment. Dans son rêve cependant il vit une femme, dont il tomba amoureux. Le rêve devait avoir une fin (et en effet Sigismond réendormi fut de nouveau enfermé dans sa tour) : le rêve devait avoir une fin, mais non son amour. Dans le nouveau rêve, un sentiment persistait. Qu’est-ce qu’il a voulu dire, par là, Calderón ?

Calderón, de Pier Paolo Pasolini
épisode 6 

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Mort, à cinquante-trois ans, assassiné dans des conditions aussi mystérieuses qu’effroyables, Pier Paolo Pasolini est aussi célèbre que méconnu. Son martyr sur une plage d’Ostie, une nuit de novembre 1975, a propulsé l’homme dans la légende des poètes maudits et son œuvre au rang de talisman sulfureux dont on s’approche avec circonspection.

Pourtant Pasolini est bien plus que le cinéaste italien mystique et provocateur de Théorème et de Salo ou les 120 jours de Sodome qui trotte dans nos mémoires. Poète, romancier, peintre, dramaturge, journaliste et polémiste, il a copié ses devanciers, artistes de la Renaissance. Comme eux, il s’est plu à mettre en miroir l’ancien et le nouveau, le mythe et l’histoire, le singulier et l’universel, pour mieux éclairer le présent. Toute son œuvre et singulièrement son théâtre stigmatise l’insidieuse barbarie du capitalisme moderne et d’une bourgeoisie sans mémoire et jette les bases d’une humanité plus fraternelle.

Avant le maudit, c’est le contestataire qui séduit aujourd’hui Laurent Fréchuret. Il trouve en lui un porte-voix à la mesure des préoccupations actuelles, et qui conjugue la politique et la poétique. « Pasolini, avec une ambition folle, convoque tout le théâtre dans son théâtre. Il invite à sa table, Eschyle et le siècle d’or, Shakespeare et Brecht pour mieux toucher à l’universel. »

Avec Calderón, la plus théâtrale de ses pièces, il niche dans La vie est un songe en redistribuant d’autres cartes aux personnages. Rosaura, de rêve en réalité, rebelle en quête d’un endroit où il ferait bon se réveiller, traverse l’espace et des temps déraisonnables, refuse les identités qu’on lui attribue, remet en cause ce que la société lui impose.

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• Un théâtre de l’éveil, une place pour le corps, le poème et les voix humaines.

• Pasolini pose cette question : Qui au moment de mourir peut dire : « Ma vie a été une vraie vie » ?

• Le but du voyage : soi-même.

• Le jeu comme arme contre le mensonge. Jouer pour atteindre la vraie vie.

• Fuyant de rêves en rêves, tombant de vies en vies dans des mondes étrangers, traversant des temps déraisonnables, de douleurs oubliées en douleurs nouvelles, seul persiste le souvenir d’une rencontre imprévue.

• Rosaura : celle qui questionne. Celle qui refuse ces noms, ces titres, ces dates, cet anneau, ces vêtements, cette bouche, ces yeux, ce visage qui lui collent dessus. Celle qui dit non aux vies de cauchemars, qui se méfie des rêves imposés, qui fuit vers son seul amour, la réalité.

• Au cœur de nos rêves, Pasolini déroule devant nos yeux une banderolle : Réveillez-vous !

• Un cri qui traverse l’espace et le temps. Cri dans une chute horizontale de milliers d’années. Cri d’étonnement dans le lit du nouveau né, cri de révolte dans le dernier lit, cri sourd de l’angoisse, cri instinctif de l’animal, cri de joie, de libération. Avec Calderón, Pasolini écrit un Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaah qui ne s’arrête pas.

• Ulysse voguait vers Ithaque, Quichotte combattait contre des moulins, Jeanne suivait ses voix, Alice tombait de merveilles en merveilles… Rosaura ou la quête de soi.

• Rosaura : rêveuse perpétuelle, voyageuse têtue toujours en quête d’un autre lieu où l’on pourrait se réveiller.

Laurent Fréchuret
octobre 2003

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De Dario Fo à Edward Bond en passant par Bernard Noël, Jean Genet, James Joyce, Jean Cocteau, Serge Valletti, Laurent Fréchuret s’intéresse tout particulièrement au répertoire contemporain, avec des échappées du côté des poètes « possédés par la rage de dire » et dont la langue secoue les torpeurs. Pier Paolo Pasolini, insurgé de la société, qui décline ses obsessions sous toutes les formes, poésie, cinéma, dramaturgie, est de ceux-là.

Après avoir réalisé tout un travail autour de l’œuvre de Pasolini et clos en juin 2004 sa résidence à Villefranche-sur-Saône par un spectacle qui en était la substantifique moelle, Laurent Fréchuret inaugure son arrivée au Théâtre de Sartrouville-CDN avec Calderón.

Quand on dit Pasolini, on pense d’autant plus vite au cinéaste que le dramaturge a été longtemps boudé. Pourtant aujourd’hui ses pièces retrouvent la faveur des metteurs en scène. Seraient-elles aujourd’hui plus actuelles qu’hier ?
Elles l’ont toujours été et le resteront car comme tous les grands poètes Pasolini est un visionnaire. L’intérêt que suscitent ses pièces ne relève pas d’un retour en grâce. Simplement, les gens qui avaient son âge lorsqu’il est mort avaient, si j’ose dire, trop le nez dessus. Il a fallu la distance du temps pour le débarrasser des clichés dans lesquels on l’a longtemps enfermé. Son œuvre excède de loin le cinéaste ésotérique et provocateur ou le polémiste enragé. Oui Pasolini est virulent, mais au-delà de l’anecdote. Si on se plonge patiemment dans l’œuvre, on s’aperçoit qu’il n’est pas seulement un des plus grands poètes du XXe siècle, un inventeur de formes, mais aussi un « acharné de la réalité ». Il luttait « avec les armes de la poésie », forgeait son œuvre de multiples façons et à la manière d’un primitif. Pour vous, comment s’est effectué le plongeon dans l’œuvre ? par le cinéma ?

J’ai vu ses films quand j’avais seize ans, mais ma découverte de Pasolini s’est faite par la poésie. C’est une forme majeure de son expression, mais ce n’est qu’une des formes qu’il emploie pour fondre sur la seule proie qui l’obsède : la société bourgeoise et son conformisme.

« J’ai, dit-il, une seule obsession, mais je la décline sous des formes différentes. » Poésie, écrits politiques, articles de journaux, essais, romans, cinéma, tout lui est bon pour mettre en miroir l’ancien et le nouveau, le mythe et la réalité afin de mieux éclairer le présent.

Comme dans les tragédies antiques dont on pourrait dire qu’il écrit les suites en y intégrant notre monde, il mèle politique et poétique, interroge la démocratie et notre rapport à la liberté, à la mort.

Là vous parlez plus précisément du dramaturge ?
Ce qui est remarquable, c’est que le dramaturge prend tout de suite de la hauteur, touche à l’universel et questionne le théâtre. Au moment où il le fait, ses réponses sont iconoclastes et dérangent. Dans les années soixante-dix, nous sommes dans un moment charnière de la contestation et il renvoie dos à dos le vieux théâtre bourgeois et ses rites sociaux, le théâtre d’avant garde de type Living theater et toutes les autres formes qui se pratiquent, notamment le théâtre d’images. Pour lui les cris, les images, les corps en folie ne suffisent pas, il faut revenir aux mots, à un théâtre de la parole et faire de la scène un lieu politique et sacré.

Pourquoi parmi les dix pièces de Pasolini, avoir choisi précisément Calderón ?
Parce qu’elle m’émeut et me semble la plus théâtrale et la plus accomplie. Lui-même le reconnaît, dans une lettre. À partir de La vie est un songe de Calderón, Pasolini, comme l’auteur dont il s’inspire, s’interroge sur la liberté et l’emprisonnement à travers l’histoire de Rosaura qui, chaque matin, se réveille dans un lit, une famille, une classe sociale différents et pousse chaque fois un cri d’horreur et d’effroi car elle ne reconnaît rien. Étrangère partout, elle remet le monde en cause et s’insurge contre ce que lui impose d’être la société, qu’elle soit fille de roi, prostituée dans une banlieue de Barcelone, exclue parmi les exclus ou encore petite bourgeoise dans un milieu normalisé. Un monde que Pasolini regarde comme un moderne camp de concentration, un vaste camp de consommation, lieu insidieux d’aliénation jouissive, un nouvel enfermement. Pasolini a commencé d’écrire ses pièces quelque dix ans avant sa mort, dans les années 66/67. L’action de Calderón se passe en 1967 et déjà il prévoit l’abdication d’une certaine gauche et la normalisation de ceux qui vont devenir de petits bourgeois ou de grands patrons.

Comment voyez vous Rosaura ? comme une rebelle ou une inadaptée de la société ?
Elle est les deux. C’est une inadaptée à la vie qu’on lui impose, qui ne sait plus dire le monde avec des mots courants et fuit de rêve en rêve, tombe de blessures oubliées en douleurs nouvelles. En quête d’elle-même elle se demande d’où elle vient, où sont ses racines, qui sont ces amours dont elle se souvient à chaque halte. Un lieu où justement, on pourrait se poser, se réveiller.

Mais que viennent faire dans ce voyage Les Ménines de Velázquez ?
C’est l’étonnante idée de Pasolini pour subvertir l’Espagne de Franco en faisant appel au siècle d’or. Avec Les Ménines, Velázquez, qui affirme là que la peinture c’est la vie, fait œuvre révolutionnaire en détournant les règles de la peinture de l’époque. Au lieu de peindre des prélats et des gens de cour qui posent pour représenter leur pouvoir, il les saisit, sur le vif, entre deux poses, « un moment fortuit », comme un polaroïd saisit un moment de vérité. Au milieu de ces personnages, il y a l’infante punaisée comme une mouche, qui regard le ballet aléatoire du monde autour d’elle et s’y sent étrangère.

Il y voit un rapprochement avec Rosaura, c’est la raison pour laquelle elle se réveille dans le tableau de Velázquez. C’est aussi une magnifique trouvaille poétique de la part de Pasolini qui nous transporte de l’Espagne de Franco à l’Espagne du siècle d’or, celui de Calderón de La Barca et de La vie est un songe. C’est un des moments inattendus du voyage initiatique de Rosaura. Cette pérégrination dans le temps et l’espace est ludique, pleine de rebondissements et de surprises.

Calderón n’est pas une pièce à thèse, mais un puissant matériau de jeu avec lequel Pasolini nous invite à rester vigilants. Il nous dit que le théâtre n’est pas le café du commerce, mais le lieu de la liberté, une place publique. Calderón : une jubilatoire aventure de troupe.

Propos recueillis par Dominique Darzacq

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Tout d’abord, et malgré son titre il ne faudrait pas approcher cette pièce comme tentative de réécriture ou d’adaptation de La vie est un songe de Calderón de la Barca. Pasolini emprunte à Calderón de la Barca le titre d’abord, indiquant peut-être par là à travers le nom d’un autre auteur que son théâtre (celui de Pier Paolo Pasolini) n’a jamais été autre chose que profondément autobiographique.

Il va situer ses personnages au cœur de l’Espagne franquiste, en 1967, en usant des prénoms déjà utilisés par l’auteur espagnol (Sigismond, Rosaura, Basilio…).

Les jeunes filles du premier rêve auront « les yeux pleins de Velásquez » et la mémoire pleine de Calderón de la Barca. Il faut comprendre Calderón comme une variation très libre autour de la question « Est-ce que la vie est un songe ? ».

Pasolini nous demande si la vie est un songe. Et qui mieux que lui pouvait essayer de répondre, lui dont on pourrait dire « comme Walter Benjamin, qu’il appartient à la catégorie des "marxistes mystiques" dont "le matérialisme est si profond qu’il arrive jusqu’au rêve" selon un mot de Giorgio Agamben* ».

Jean-Louis Martinelli

* Hervé Joubert-Laurencin, conseiller artistique, spécialiste de Pasolini.

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Spectacle terminé depuis le mardi 16 novembre 2004

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