Sous le signe de l'exception
Un trait de l'esprit (extrait)
La maladie et ses métaphores
(extraits)
Sonnets sacrés (extrait)
Sous le signe de l'exception
"La mort de tout homme me diminue. Parce que je participe à lhumanité.
Alors ne demande jamais pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi." John Donne
Depuis plusieurs années, Jeanne Moreau rêvait de théâtre, cette scène où elle
avait fait ses débuts (Comédie-Française, le TNP de Vilar
) et où, entre deux
triomphes au cinéma, elle na cessé de revenir, comme pour retrouver ses racines
dactrice. Mais encore fallait-il trouver le projet susceptible demporter
lenthousiasme. Et là : surprise
Jeanne Moreau a déniché une pièce américaine dune force rare : Wit
(Un trait de lesprit pour la traduction) de Margaret Edson (Prix Pulitzer
1999). Elle a travaillé, en compagnie de Stéphane Laporte, à ladaptation
française du texte. Et pour défendre ce projet jusquau bout, elle va en signer la
mise en scène : rien de moins que sa première mise en scène au théâtre !
Un trait de lesprit se déroule en milieu hospitalier. Professeur de
littérature anglaise, spécialisée dans les Sonnets Sacrés de John Donne
(fascinant poète du dix-septième siècle), Vivian Bearing se trouve confrontée à un
diagnostic terrible : elle a un cancer des ovaires. La pièce raconte alors
lévolution de la maladie, mais elle pose surtout la question du rapport que les
êtres humains entretiennent face à elle. Il y a le problème de la distinction entre le
"cas clinique" et la "personne". Il y a la tension entre ces couples
apparemment antinomiques qui nous habitent tous : la science et les sentiments, le
savoir et lexistence, le maître et lélève, la fiction et la réalité, sans
même parler de la vie et de la mort.
Dune écriture et dun découpage incroyablement efficaces, Un trait de
lesprit simpose comme une uvre théâtrale dune grande
puissance dramatique. Elle est aussi, par les situations quelle propose, par les
thèmes quelle aborde, loccasion dune plongée extraordinaire dans
lunivers médical, quasi dans lintimité du cancer.
La personnalité de Jeanne Moreau, le soin avec lequel elle sentoure
(décorateur, acteurs, etc) devrait faire de cette réalisation un spectacle marquant. Un
véritable événement artistique et humain.
Un trait de l'esprit (extrait)
(Vivian Bearing fait un geste de la main. Le plateau séclaire graduellement. On
découvre que Vivian Bearing est grande, maigre et complètement chauve. Elle pousse un
pied à perfusion. Elle porte deux chemises dhôpital lune sur lautre,
une casquette de base-ball et un bracelet didentification de lhôpital. Elle
sadresse avec une familiarité feinte.)
Comment allez-vous aujourdhui ? Bien ? Très bien.
(Avec le ton professoral qui lui est familier)
Ce nest pas là mon entrée en matière habituelle, croyez-moi.
Jai plutôt tendance à dire "salut" ou quelque chose dun peu plus
classique, un peu moins indiscret.
Mais nous sommes dans une clinique, et "Comment allez-vous
aujourdhui ?", cest la formule courante.
Quant à la réponse convenable à ce genre de question, il y a là matière à
discussion. Est-ce quon répond "Je vais bien", en utilisant le verbe
aller, "Je vais", comme pivot copulatif qui lie le sujet, "Je", à son
complément, "bien"? Ou est-ce quon ignore la question et on répond
"ça va", et le sujet évite de préciser létat dans lequel il se
trouve ? Je nen sais rien.
Bref. Quand on me pose la question "Comment allez-vous aujourdhui ?",
je réponds, "ça va".
Naturellement ça nest pas tous les jours que "ça va".
On ma déjà demandé : "Comment allez-vous aujourdhui ?"
alors que je vomissais dans un haricot en plastique. On me la demandé, alors que je
refaisais surface après une opération de quatre heures, et que javais un tube
planté dans chaque orifice. "Comment allez-vous aujourdhui ?".
La maladie et ses
métaphores (extraits)
"La solution ne consiste pas à cesser de dire la vérité au malade, mais à
rectifier lidée que lon se fait de cette maladie, à la démystifier."
"Quil sagisse du cancer aujourdhui ou de la tuberculose au
siècle dernier, la résignation est unanimement dénoncée comme étant la cause directe
de la maladie. On montre comment le malade devient résigné à mesure que le mal
progresse."
"Si lon a toujours de la peine à imaginer que la réalité dune
maladie aussi redoutable ait pu subir une transformation si radicale, il suffit de
réfléchir à la déformation que produit à lheure actuelle la pression née du
besoin dexprimer les attitudes romantiques à légard du soi. Lobjet de
la déformation nest pas, bien sûr le cancer, une maladie que personne na
jamais songé à rendre séduisante (encore quelle remplisse sur le plan des images
certaines fonctions détenues par la tuberculose au XIXe siècle). Au XXe siècle, la
maladie repoussante, déchirante, celle qui désigne une sensibilité supérieure et
véhicule les sentiments "spirituels" et linsatisfaction
"critique", cest la folie. (
)
Certaines caractéristiques de la tuberculose sont attribuées à la folie,
lidée par exemple que le malade est une créature fiévreuse et désordonnée,
extrême et passionnée, un être trop sensible pour supporter les horreurs du monde
vulgaire et quotidien. Dautres traits vont au cancer, les souffrances intolérables
qui ne seront jamais romantiques. Cest la folie et non la tuberculose, qui véhicule
le plus souvent aujourdhui notre mythe séculaire dauto transcendance.
Lattitude romantique veut que la maladie exacerbe la conscience. Un rôle tenu
naguère par la tuberculose, aujourdhui par la folie qui, croit-on, portera la
conscience au paroxysme et à lillumination. Cette appropriation de la folie, cette
fois par le romantisme, réfléchit avec un maximum de véhémence le prestige dont jouit
à lheure actuelle le comportement ("acting out") grossier (spontané) ou
irrationnel, cette passion même dont on imaginait jadis quelle causait la
tuberculose et que lon croit être aujourdhui à lorigine du
cancer."
Susan Sontag
Le sida et ses métaphores
Christian Bourgois éditeur
Sonnets sacrés (extrait)
Ne va tenorgueillir, ô Mort, que lon tait dite
Puissante et redoutable : tu ne les nullement,
Car ils ne meurent point ceux que tu crois abattre,
Pauvre Mort, et tu ne peux non plus me tuer
Du repos, du sommeil, tes images, nous vient
Grand plaisir : de toi donc un plus grand doit venir,
Et les meilleurs des hommes les premiers te rejoignent,
Paix de leurs cendres et de leurs âmes délivrance.
Du Destin, du hasard, des rois, du désespoir
Esclave, tu vis parmi poissons, guerres et maux,
Et charmes ou pavots donnent même sommeil,
Ou meilleur, que ton dard : pourquoi te rengorger ?
Après un court sommeil, cest léveil éternel,
La mort ne sera plus : ô Mort, tu dois mourir !
Death be not pround, though some have called thee
Mighty and dreadfull, for, thou art not soe,
For, those, whom thou thinkst, thou dost overthrow,
Die not, poore death, nor yet canst thou kill mee.
From rest and sleepe, which but thy pictures bee,
Much pleasure, then from thee, much more must flow,
And soonest our best men with thee doe goe,
Rest of their bones, and soules deliverie.
Thou art slave to Fate, Chance, kings, and desperate men,
And dost with poyson, warre, and sicknesse dwell,
And poppie, or charmes can make us sleepe as well,
And better then thy stroake ; why swellst thou then ?
One short sleepe past, wee wake eternally,
And death sahll be no more ; Death, thou shalt die.
John Donne
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