Voss, penseur infirme, neurasthénique et puéril, sort de sa maison de repos pour s’enfermer dans la maison de ses parents et y jouer les tyrans domestiques aux dépens de ses deux sœurs actrices, Ritter et Dene, condamnées à un étouffement de la chair « à perpétuité ». Ostracisme familial sur fond de vaisselle brisée... Ritter, Dene, Voss, sont aussi les véritables noms des trois comédiens qui créèrent l’œuvre traduite sous le titre de Déjeuner chez Wittgenstein – un trio d’« acteurs intelligent s» que Thomas Bernhard admirait suffisamment pour leur dédier sa pièce en la baptisant de leurs noms. Alors, pourquoi « Wittgenstein » ? Parce que Bernhard a non seulement nommé le philosophe dans une note liminaire, mais parsemé les répliques d’allusions précises et ironiques à son célèbre compatriote, rejeton d’une illustre famille viennoise, qui enseigna à Cambridge avant de partir vivre en Norvège, loin de tous, dans une cabane en rondins. Cela étant, dans le corps du texte proprement dit, l’auteur du Tractatus Logico-Philosophicus est devenu Ludwig Worringer, patient distingué du docteur Frege... Alors, Voss incarne-t-il l’un des fondateurs de l’empirisme logique, ou un maniaque qui ne supporte de porter que des caleçons de coton grossier et de fabrication suisse ? Est-il génial, sénile, l’un et l’autre, l’un par l’autre ? Ou un totem de plus qu’il faut saisir à deux mains pour fracasser toutes les autres idoles culturelles à la ronde, comme autant de porcelaines fines dans ce « repas à coups de marteau » ?
Metteure en scène, pianiste et comédienne, Séverine Chavrier pratique un théâtre nourri des multiples facettes de sa personnalité : le corps, la musique, la vidéo, la parole. Toutes sont convoquées à ce Déjeuner chez Wittgenstein, ici librement agrémenté d’extraits d’autres œuvres : Le Naufragé, Maîtres anciens, Un Souffle, Mes Prix littéraires ou encore Des Arbres à abattre, dont elle a tiré ce qu’elle appelle plaisamment « des monologues d’ontologie ». Elle s’est mise à l’écoute de la voix si singulière de Bernhard, obstinée, insistante, exagérant toujours pour mieux dénoncer, sur fond d’horreur à l’autrichienne, la persistance plus ou moins camouflée des tentations fascisantes de la vieille Europe. Pratiquant une « culture en acte qui s’affirme et s’infirme », travaillant pour et contre sa propre tradition, au creux de « l’écart entre Schubert et Hitler », l’imprécateur viennois ne s’est jamais lassé de gratter la plaie, voire de « mettre les doigts dedans » pour la remettre à vif, afin que jamais les traces de l’Histoire ne cicatrisent, sans laisser le moindre répit ni à lui-même ni à son public. Aucune catharsis n’est à espérer dans ce jeu de massacre « où il ne s’agit pas de recoller les morceaux mais bien de les briser encore », entre mise en scène de soi et mise à l’épreuve de l’autre, avec une véhémence noire qui n’exclut pas l’humour.
Séverine Chavrier s’est passionnée pour cette rage d’artiste « terriblement vivante » qui prend le risque de l’autodestruction. De cette rencontre avec Bernhard, elle espère voir surgir ce qu’il appelait « Un théâtre du corps et de la peur de l’esprit », se nourrissant de l’énergie du saccage et de la provocation pour parvenir à la grande santé : des éclats d’un théâtre dans tous ses états, « Dans le théâtre, sur le théâtre, contre le théâtre, sous le théâtre ».
« Ces dissonances, discordances et autres disharmonies dans un monde par ailleurs nourri jusqu’aux fibres les plus profondes de Schubert et de Beethoven, provoquent une fascination qui ne se dément pas, tout au long de la représentation. D’autant plus que le travail sur le jeu est lui aussi remarquable, original, et proche de la performance. » Fabienne Darge, Le Monde, 30 mars 2018
« Par des voies opposées, Lupa et Chavrier font belle œuvre de théâtre au chevet de Thomas Bernhard. Lupa est comme un double scénique de Bernhard. Chavrier comme une première et exceptionnelle lectrice. La relation de Severine Chavrier avec l’auteur Bernhard, et avec lui tout l’héritage du théâtre occidental, épouse volontiers celle de Voss (...) : une exaspération où l’amour ne va pas sans haine, la vie sans la mort, la dévotion aux idoles sans leur mise au pilori. Chavrier dit vouloir par sa mise en scène « remuer le “terreau puant de regrets et de terreur mêlées” au cœur de la pièce.» Avec ses deux acteurs, elle y réussit pleinement./Troublant et passionnant. » Jean-Pierre Thibaudat, blog Médiapart, 11 mars 2018
« Deux soeurs retrouvent un frère génial et borderline dans le décor rance de leur enfance. Une adaptation musico-survoltée du Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard. » Frédérique Roussel, Next libération
« un féroce et drôle rituel d’exorcisme » Fabienne Pascaud, télérama sortir
« ... ou comment Séverine Chavrier jette un pavé dans la mare et nous submerge de son talent. » Marie Plantin, Pariscope
« Séverine Chavrier, Marie Bos (remarquable de finesse) et Laurent Papot (excellent !) impressionnent par leur engagement et la qualité de leur interprétation, qui interrogent la nature singulière de tout acte artistique dans notre monde. » Agnès Santi, La Terrasse
« Drôle, tragique et rageur, le spectacle pousse l’exaspération et la haine de la famille à l’extrême, tout en provoquant des situations burlesques. (…) Aussi exigeant que délirant. » Sophie Joubert, l’Humanité
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