Un titre volontairement énigmatique, quelques indications sur la scénographie... à part cela, rien n'avait filtré des intentions de Joël Pommerat alors qu'il travaillait à sa dernière création. Mais le public, dans toute sa diversité, en savait assez pour être au rendez-vous : il s'agissait d'une création de la compagnie Louis Brouillard, avec un noyau d'acteurs fidèles, un créateur de lumières, un inventeur de sons qui accompagnent Pommerat depuis des années, construisant avec lui une oeuvre théâtrale dont tous saluent aujourd'hui la cohérence et l'importance. La Réunification des deux Corées s'est donc joué chaque soir devant des salles combles – nouvelle preuve, s'il en était besoin, que l'artiste associé de l'Odéon-Théâtre de l'Europe peut compter sur la confiance de ses spectateurs, et raison plus que suffisante pour ce travail soit repris aujourd'hui.
Les précédents spectacles de Pommerat à l'Odéon, Ma Chambre froide et Cendrillon, se concentraient sur le sort d'une héroïne. La Réunification des deux Corées renoue avec une veine antérieure, explorée pour la dernière fois dans Cercles/Fictions, mais dans un décor d'un genre inédit. Plutôt qu'une intrigue nous découvrons ici une vingtaine de scènes indépendantes, parfois très brèves et d'une extrême diversité de tons, déployées dans un long espace bifrontal comme on jette les dés sur le tapis vert d'une table. Dans quelle partie les acteurs s'affrontent-ils, ou de quel jeu sont-ils les éléments tandis que Pommerat les lance sous nos yeux ? Dans Cercles/Fictions, la réponse (toujours incertaine, et laissée à l'appréciation de chacun) ne se dégageait qu'à l'issue d'un parcours labyrinthique tracé du Moyen-Age jusqu'à nos jours. La construction de La Réunification... paraît au premier abord moins complexe. Elle procède par variations contemporaines autour d'un thème immémorial. Quel rapport peut-il y avoir entre une femme qui annonce sa volonté de divorcer (scène 1), une jeune femme qui refuse de rompre tant que son amie ne lui a pas restitué ce qu'elle lui a pris, à savoir « cette part de moi que tu as gardée en toi » (scène 2), une femme de ménage qui parle de retrouver son ex-mari pour recommencer à vivre comme avant, parce qu'au fond, il n'a jamais cessé d'être le seul être qui compte pour elle, tout comme elle l'est restée pour lui (scène 3) ? Le point commun saute aux yeux : c'est d'amour qu'il est ici question.
Mais tel que le perçoit Pommerat, l'amour n'est pas du tout quelque chose de bien connu et trop vite nommé, de familier, de rassurant. Glissant de la simplicité du mot aux complications de la chose, chacune des scènes du spectacle en donne un autre aperçu singulier. Même le plus réducteur des résumés de ses premiers moments permet de s'en rendre compte. La femme de la scène 1 veut quitter son mari parce qu'elle préfère la solitude à « cette absence d'amour. » Celle de la scène suivante ne parvient pas à nommer cette « part » de soi perdue en l'autre qu'elle tient tant à récupérer. Quant à la femme de ménage, il lui suffirait de lever les yeux pour mesurer combien ses espoirs sont vains... Où donc est-il, cet amour insaisissable, invisible ? Il semble inséparable d'histoires qu'on se raconte sur soi et sur les autres, nourries de manques, de mystères, de malentendus vitaux que rien ne pourra vraiment dissiper. Tout dialogue qu'il anime ne peut être qu'un dialogue de sourds, car s'il est une évidence indicible pour chaque être qui en éprouve en soi la présence ou l'absence, il semble en revanche pure folie pour ceux qui le découvrent du dehors. Ce que désire l'autre, en moi ou en un tiers, ne peut jamais tout à fait coïncider avec l'objet de mon propre désir. Aussi l'amour tel que Pommerat nous le donne à voir, qu'il soit déchirant ou désopilant (et plusieurs scènes démontrent que l'un n'empêche pas l'autre), a-t-il toujours – et depuis toujours – partie liée avec la perte et la séparation. Avec le tâtonnement, la maladresse et la violence aussi. Il est une illusion multipliée par l'autre. Et lorsqu'il intervient, le crescendo du corps-à-corps, passionnel ou mortel, n'est jamais bien loin.
Tel est donc le secret que recélait, non sans humour, le titre du spectacle. Mais ce secret, comme celui de toute réussite en art, n'y a rien perdu : divulgué, il n'est pas près d'être éventé. La Séparation..., pour citer l'un de ses personnages les plus touchants lorsqu'il cherche à l'expliquer, c'est le destin d'êtres qui dès l'origine sont tourmentés à la fois par la solitude et le besoin de lui échapper. Autrement dit par le partage. L'histoire, donc, si banale et toujours singulière, de mortels ordinaires qui sont l'un pour l'autre « comme deux moitiés qui s'étaient perdues et qui se retrouvaient [...], comme si la Corée du Nord et la Corée du Sud ouvraient leurs frontières et se réunifiaient et que les gens qui avaient été empêchés de se voir pendant des années se retrouvaient ». Comme si l'amour, ces retrouvailles, ne pouvait advenir que sur le fond obscur d'une perte. Comme si toute union n'était que réunion ou réunification, élevant parfois notre existence à la hauteur d'un mythe, mais gardant toujours en soi la cicatrice d'une déchirure fondamentale ou fondatrice à laquelle l'amour est aveugle. Vingt fois de suite, Pommerat en relance les dés. Vingt fois de suite, amenant d'autres coups, il nous ramène à l'évidence de ce jeu. Et de part et d'autre de la scène, pareille à une frontière qui aurait pris de l'épaisseur – un no man's land –, les spectateurs se faisant face se voient sans se voir, tandis que l'amour (toujours le même, jamais le même) travaille au corps les personnages qui passent, entre les deux murs de public, comme en un défilé où chacun peut se reconnaître.
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