
Une drôle de comédienne
Note du metteur en scène
Un jusqu’au bout du monde mortel et drôle
Extraits
La Compagnie, parcours
Thérèse Églantine, soixante-dix neuf ans. Une drôle de comédienne. Quand ça commence, elle est sous presse avec un légionnaire. Possédée. Emmène-moi au bout du monde ! Elle perd son dentier, prend des gnons. De l'hôtel borgne, elle sort dans la rue. Une vitrine de boucherie, au milieu des têtes de veau, elle se voit hagarde, l'oeil poché, monstrueuse. Monstre qu'il va falloir sacrer à la répétition où elle court...
Adaptation des quatre premiers chapitres de Emmène moi au bout du monde de Blaise Cendrars.
Claude Degliame et moi sommes depuis toujours amoureux de Cendrars, sa vie son œuvre, inséparables. Ce spectacle, c'est l'amour que nous lui portons. Les quatre premiers chapitres de Emmène-moi au bout du monde !…, que nous utilisons avec des coupes naturellement, mais sans ajout de notre part, chantent avec un humour ravageur l'art du théâtre et, plus précisément, l'art de l'interprète. Comment il s'entremêle avec la vie. Et pour entremêler l'art et la vie, Cendrars s'y connaissait plutôt bien.
Nuit agitée pour une vieille, vieille actrice - soixante dix-neuf ans et beaucoup d'excès - dans le Paris d'après-guerre. Quand ça commence, « elle est sous presse » avec un légionnaire. Possédée. Emmène-moi au bout du monde. La vieille femme perd son dentier, prend des gnons. C'est cru et drôle, vraiment drôle. Ridicule, grandiose. De l'hôtel borgne, elle sort à l'aube dans la rue. C'est aux Halles. Dans une vitrine de boucherie, au milieu des têtes de veaux, elle se voit hagarde, l'œil poché, monstrueuse, monstre qu'il va falloir sacrer à la répétition où elle court, en retard évidemment. Mais cette nuit d'amour lui a fait trouver son personnage, le visage défait « tragiquement laide ». « La plus grande tragédienne de tous les temps, Thérèse Églantine, s'inspire aujourd'hui du plus haut comique et se moque d'elle-même. »
Avec Claude Degliame, nous tentons cette figure baroque, ce monstre sacrément méchant campé par Cendrars. Une fantaisiste allumée par les planches. Avec sourdine, jurons, éclats de voix, œil au beurre noir, costume de reine des chiffonniers. A toute impudeur il faut sa pudeur. Cette gouailleuse impénitente, comme on a oublié par ces jours propres, cette ravageuse est aussi une mystique secrète de l'art, elle apaise le Minotaure, ou bien l'éveille à son gré d'extravagante loufoquerie, de profondeur inattendue.
« J'aime le spectacle. Mais, pauvres humains ! C'est un voyage à sens unique. Drôle de commerce. On ne revient pas. C'est la mort. Un soleil noir. Mais c'est une grande lumière. » (Blaise Cendrars).
Jean-Michel Rabeux
Emmène moi au bout du monde !..., c’est le dernier livre de Cendrars, l’ultime, le mal-aimé par certains parce que mal sonnant sans doute. C’est vrai qu’il dissonne. Le socialement ou moralement correct est loin, loin, loin. Les gens y vivent comme on ne vit plus semble-t-il. Une sorte d’intensité canaille, un jusqu’au bout du monde mortel et drôle.
Il est vieux, Blaise, il s’en fout de ce qu’on va penser. Il s’en est d’ailleurs toujours largement foutu. Le livre entier est d’une violence, d’une incongruité érotique inégalée dans son oeuvre, plutôt elliptique de ce côté. Érotique, c'est-à-dire bien entendu et pour qu’on se comprenne, poétique. Le corps de la vieillarde, ses ébats, c’est le désordre et le doute, le plaisir et ses douleurs, la beauté qui rigole dans la laideur ! Tout ce qui pour moi fait théâtre.
L’inadmissible trivialité, Cendrars la rend drôle à éclater de rire. Quand je lis ces pages, j’éclate de rire des goûts tonitruants de la vieille comédienne. Blaise s’amuse à faire grincer les dents, à faire rire de faire grincer les corps, les classes sociales, les genres humains, les artistes et les prolos, les avinés, les drogués et les ascètes, les ex-collabos et les jeunes loups du théâtre, les critiques et les metteurs en scène, les nègres bénéfiques et les culs-de-jatte et des morales il n’y en a pas qu’une mais beaucoup, qu’il se fait un plaisir de frotter les unes contre les autres pour que jaillisse la vie étincelante, parce que "vivre est un art magique" et pas une triste prudence.
Comme le théâtre ! Et c’est ce qui m’a immédiatement fasciné à la première lecture de ces lignes, il y a bien trente ans, ce qu’elles racontent sur le théâtre de la part d’un auteur qui n’a pratiquement jamais écrit pour lui, même s’il a partagé sa vie avec une comédienne.
" ... Et elle râlait, gloussait, gémissait, roucoulait, proférant des injures et des gros mots, guettant, provoquant la volupté qui allait foudroyer son partenaire, y prenant une part active, quoique rebelle, pour mieux l’accaparer et en jouir sans en perdre une goutte en un point secret de son être porté à l’incandescence..., cependant que, là-haut, l’homme n’arrêtait pas de lui flanquer des gnons, de la tourner et de la retourner, toujours emmanchée, de la faire virer plusieurs fois sur elle-même comme empalée sur un pivot, de lui foutre le vertige, si bien que la femme ne savait plus au juste où elle en était quand sa tête revint comme une vesse pour la deuxième fois au tapis, le talon nu de l’homme lui portant une rouste sur le museau, ce qui lui fit sauter son dentier hors de la bouche, lequel dentier faillit l’éborgner avant d’aller rouler sous un fauteuil, alors que le beau dard du mâle la brûlait à une profondeur insoupçonnée..."
Blaise Cendrars
" Elle gisait les yeux au plafond, attendant quoi ?... le déclic, les grandes orgues, les eaux du Niagara, la chute ?...
O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre...
Ce pays nous ennuie, ô Mort, appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs... (sont noirs ?... sont noirs ?...)
Nos coeurs (ta-ta-ta-ta...) sont remplis de rayons.
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte.
Nous voulons (ta-ta-ta-ta-ta-ta...) nous voulons
Plonger au fond du gouffre... (plonger au fond du gouffre ?...)
Au fond de l’Inconnu pour trouver du...
Elle gisait, tragiquement laide, moite, les paupières flétries, les accroche-coeurs collés aux tempes, le front barré, se grattant la tignasse, se pouillant le cerveau comme un vautour se pouille le dessous des ailes faisant fonctionner son bec crissant comme une tondeuse, et son regard est insoutenable quand le charognard vous regarde de ses yeux jaunes, fixes... Pour la première fois de sa carrière, la comédienne avait une absence de mémoire et ne trouvait pas les mots, les rimes... Un trou... Elle n’était qu’un trou...
... du nouveau ! ..."
Blaise Cendrars
La Compagnie c'est notamment :
2004 Le Sang des Atrides d’après Eschyle, adaptation et m.e.s. Jean-Michel Rabeux
2003 Feu l'Amour ! d'après trois pièces de Georges Feydeau, adaptation et m.e.s. Jean-Michel Rabeux
2002 L'Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer de Copi, m.e.s. Jean-Michel Rabeux
2000 Le Labyrinthe de Jean-Michel Rabeux et Sylvie Reteuna
1998-1999 Les Enfers carnaval de Jean-Michel Rabeux
1997 Le Ventre de Jean-Michel Rabeux
1996-1997 L’Indien de Jean-Michel Rabeux
1994 Les Charmilles de Jean-Michel Rabeux
1992 Phèdre de Racine, m.e.s. Claude Degliame
1991 Légèrement sanglant de Jean-Michel Rabeux
1988-1989 La Républicaine d'Hélène Delavault, m.e.s. Jean-Michel Rabeux
1987-1988 L’éloge de la pornographie de Jean-Michel Rabeux
1987 Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes de Jean Genet, m.e.s. Jean-Michel Rabeux
76, rue de la Roquette 75011 Paris