Au bord de la vie

du 26 au 28 janvier 2007

Au bord de la vie

Au bord de la vie est la première œuvre écrite en français, en 1993, par Gao Xingjian. L’auteur aborde ici les relations d’aujourd’hui entre les hommes et les femmes en s’inspirant d’une tradition millénaire chinoise qu’il connaît bien (popularisée en Occident par l’Opéra de Pékin), art qui mêle étroitement au verbe le théâtre gestuel, l’art clownesque et la musique. Cette expérience de métissage est une des forces de l’immense artiste qu’est Gao, qui opère des croisements continuels entre diverses formes (littérature et art plastique), modernité et tradition, occident et orient.

L'exploration d'un univers intérieur
Quelques propositions de l’auteur pour la mise en scène
Extrait du texte
Un soliloque
L'alchimie taoïste
Impressions d'une spectatrice

  • L'exploration d'un univers intérieur

Suivant les propositions de l’auteur, la mise en scène d’Au bord de la vie propose non pas une illustration scénique de ce que raconte la pièce, mais plutôt l’exploration de son univers intérieur. Le décor situe les acteurs comme sur le fil du rasoir, partagés entre deux publics, l’un imaginaire et l’autre réel.

En effet, c’est dans cette étroite frontière que se situe le récit intérieur de cette femme qu’on imagine au bord d’un abîme, prête à s’élancer. Tout repose sur les acteurs, qui ont recours aux dimensions corporelle et vocale afin de donner à la pièce toute l’amplitude qu’elle exige.

Cette mise en scène est aussi le fruit d’une collaboration étroite avec l’auteur, de nombreux échanges sur sa vision théâtrale et la manièr d’aborder son écriture si singulière. Tout au long de la pièce des images projetées sur un écran en fond de scène, reproductions filmées de toiles de Gao Xingjian, viennent réaffirmer et donner une nouvelle perspective à son écriture.

Cette pièce est à la fois une tragédie, une comédie, et une farce. La pureté de sa forme réside dans la narration. La pièce ne cherche pas le regard naturaliste, mais à parvenir au spectateur par la précision du jeu et de la voix de l'actrice qui scande le texte toujours à la troisième personne. Elle retrace le face à face d’une femme avec sa vie, au bord de cette vie qui finit.

Le rôle de la femme est interprété par Muriel Roland, qui suit le désir de l’auteur de détacher le texte de son interprétation psychologique. Certains passages, dans toute leur puissance dramatique, sont scandés et chantés par la comédienne, également mezzo-soprano, rappelant quelque part le théâtre chinois.

Son compagnon, comme le demande l'auteur, est un clown. Comme une ombre intérieure, il partage avec elle le plateau et son parcours.

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  • Quelques propositions de l’auteur pour la mise en scène

1- La pièce sera jouée par une actrice dans le rôle de la femme, un clown muet dans les rôles de l’homme, du démon et du vieillard.
2- On recherchera une expression moderne de jeu des comédiens qui s’inspirera de la forme traditionnelle de l’opéra chinois. On ne visera pas à représenter la réalité, mais plutôt à souligner la théâtralité.
3- La pièce est à la fois tragédie, comédie et farce, sans exclure l’acrobatie, la danse et la prestidigitation. La pureté de sa forme réside dans la seule narration.
4- La narratrice ne cherchera pas à s’identifier à son rôle. Elle y entre et en sort sans quitter sa position d’interprète neutre. Sa diction ne sera pas naturelle ; elle gardera constamment un ton théâtral. La comédienne ne cherchera pas le détail naturaliste, mais convaincra les spectateurs par la précision de son jeu. Ces propositions ne sont pas impératives, mais serviront de référence aux metteurs en scène.

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  • Extrait du texte

Elle dit qu’elle est lasse ; elle dit ne plus pouvoir le souffrir, ne plus du tout pouvoir le souffrir. Elle dit qu’elle ne comprend pas ce qui a pu l’attacher à lui, la retenir. Leurs liens sont si rudes, si distants, si irritables, si tendus, si drus qu’elle veut qu’enfin tout se délie. Son esprit a failli se rompre, oui, son esprit ou plutôt son énergie… L’esprit ou l’énergie, n’est-ce pas la même chose ? Ne pas jouer sur les mots ! Il doit l’entendre.

(L’homme hausse les épaules)

Elle dit que l’incompréhension ne tient pas qu’à lui, mais qu’elle seule s’interroge sur leurs parcours, cette chute vertigineuse qui les a portés là, au milieu des histoires, des sottises, des injures. Lui, il sait au fond de lui ; mais elle seule se trouble et se tourmente, confuse, anxieuse, ne sachant si ce qu’elle dit ou ce qu’elle a dit est clair.

(L’homme fait une grimace qui l’irrite)

Voilà : toujours des plaisanteries. Et il ne devine pas ce qu’elle ne peut plus souffrir : la légèreté, SA légèreté ! Peut-il en finir avec ce jeu ? Rester un instant sérieux ? Parler calmement ? Elle l’en prie et l’en supplie ! Mais cette désinvolture irritante vient et revient encore, la pousse à bout, détruisant toute raison… et sa vie commune avec lui.

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  • Un soliloque

Le soliloque d’une femme qui parle d’elle à la troisième personne… Ceci pourrait constituer, sans qu’on rajoute rien, le résumé de la pièce de Gao Xingjian. Mais ceci ne donne qu’une très mince idée du parfum singulier de l’oeuvre…

Dans l’entretien intitulé Gao Xingjian, ou l’aveu du jeu comme ouverture sur une nouvelle théâtralité, qui sert de postface au texte, l’auteur évoque de façon beaucoup plus "parlante" ce texte et sa conception de l’écriture théâtrale en général :

"En occident, on oppose presque toujours deux conceptions : soit l’acteur s’identifie à son rôle, soit il l’interprète avec une certaine distance. Ma conception, forgée par l’observation d’acteurs du théâtre de tradition orientale, consiste à mettre en évidence trois degrés dans le processus inhérent au jeu des acteurs, qu’ils soient orientaux ou occidentaux. Il y a le Moi (l’individu vivant), l’acteur (sa qualité), et le rôle. Le Je, Tu, Il. Dans le processus qui voit le comédien entrer dans son rôle, il existe une étape intermédiaire que j’appelle l’acteur neutre"

Au bord de la Vie, bien plus qu’un soliloque, est la provocation par l’écriture même de cette plasticité et de ce ludisme intérieur de l’acteur, invité à voyager entre les trois facettes de l’être, articulées autour de ce Tu, ce neutre, dans lequel se concentrent toutes les compétences de l’acteur : sa plasticité émotionnelle, toutes les qualités, acrobatiques, rythmiques, physiques, musicales, etc., qu’il a développé par un long travail, et même une longue ascèse, qui a abouti à un savoir-faire de type artisanal, de contrôle de son corps, de ses émotions, de ses inflexions de voix.

"A partir d’une base de neutralité, il (l’acteur) peut passer aussi bien à son rôle du moment qu’à son rôle dans la vie, qu’à son identité propre, qu’à n’importe quoi d’autre. L’acteur, par son jeu, peut alors explorer toutes les gammes de l’écriture théâtrale : il peut devenir un conteur, il peut s’adresser directement au public, il peut revêtir un personnage… sans maquillage, sans éclairage, sans décor, sans toute la mise en scène et les machineries du théâtre, il a déjà ce potentiel. Pourquoi le théâtre moderne oublie-t-il de faire confiance à l’acteur ?"

Et effectivement, l’écriture d’Au bord de la vie est un jaillissement de confiance en l’acteur et en sa capacité infinie de métamorphoses.

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  • L'alchimie taoïste

On pourrait de nouveau tenter de résumer Au bord de la vie par cette métaphore (mais est-ce unemétaphore ?) qui est en son sein :

Une bonzesse extirpe les viscères de son corps et les dépose dans une assiette devant elle. Puis elle les pétrit.

Elle se dissèque toute seule ! (…) Elle dit qu’elle lave ses entrailles, qu’elle les vide de leur sang. Mais comment peut-elle extraire de ces viscères sanglants leur nature même ? (…) Elle dit qu’elle se lave, et même s’il n’est pas évident que ces choses-là se lavent, elle les lavequand même.

Ceci fait irrésistiblement penser à cette sorte d’alchimie intérieure prônée par les taoïstes, qui est une méditation sur le microcosme intérieur comme sur le macrocosme extérieur, dans laquelle l’adepte est invité à effectuer des « randonnées » dans son corps comme dans le cosmos tout entier.

Il n’y a plus de dedans, plus de dehors. Il y a la réalité partagée d’un monde intermédiaire et paradoxal. L’auteur et l’acteur, et l’acteur incarnant l’auteur, sont des êtres retournés, comme un gant à l’envers : l’intérieur de leur cerveau est l’ espace de la scène, comme la bonzesse qui lave ses entrailles, et c’est pourquoi le plateau du théâtre peut devenir alors comme une « danse » des influx nerveux, des pensées, et des sensations.

Le texte peut ainsi passer, sans aucune logique rationnelle, mais dans une profonde cohérence organique, de l’imaginaire au réel, des récriminations banales d’une femme abandonnée et jalouse à des envolées proprement mystiques, des fantasmes sexuels à l’extase mystique, des considérations psychologiques à des cauchemars terrifiants…
Ainsi l’on comprend mieux pourquoi Gao Xingjian écrit en préface à la pièce, parmi quelques autres Propositions de l’auteur pour la mise en scène :

La pièce est la fois tragédie, comédie et farce, sans exclure l’acrobatie, la danse et la prestidigitation.

Il y a là la contradiction, l’ubiquité, la polymorphie mais aussi l’unicité et la simplicité jaillissante de la vie…tout simplement.

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  • Impressions d'une spectatrice

Le dispositif scénique intrigue d'emblée, et capte notre attention avant même l’entrée des acteurs : c'est ce rideau de scène, violemment rouge, solennellement tendu, là où on ne l’attend pas, en fond de scène, très éclairé, partie même d’un décor que le plateau, vide, livre au regard du public ; très présents, plusieurs gros projos, sur pieds et non suspendus, ferment aussi à leur manière l’espace sur un côté : choix de mettre en scène, ce qui habituellement relève de la convention théâtrale, qu’on peut oublier une fois le spectacle commencé – tandis que le poste de radio et la chaise, simulent, rares objets du quotidien, l’intimité d’un lieu clos.

Puis cela commence : à peine devine-t-on que la chaise est habitée; quelqu’un, un homme en noir, à la silhouette clownesque, ouvre silencieusement le rideau de scène, dévoilant un autre espace jusque-là caché, dominé par le velours rouge de deux rangées de fauteuils, alors que dans cet entre-deux – entre cette salle au-delà du plateau, vide de public, et la salle où nous, spectateurs, attendons – la clarté se fait ; hiératique, une femme suscite à la fois le souvenir d’un personnage tragique shakespearien et celui d’un acteur au masque venu d’un lointain opéra...

La voilà qui s’anime, traverse la scène jusqu’au plus proche de nous ; son regard fixe un ailleurs, bien au-delà du public à qui elle ne s’adresse pas, de même que lui tournant le dos, elle ne s’adresse pas à l’homme qui près du rideau la regarde, ni figurant ni interlocuteur, et qu’elle apostrophe pourtant.

Fascinante étrangeté d’une voix qui s’élève, celle de cette femme, dont le monologue se conjugue à la troisième personne. Muriel Roland prête magnifiquement sa voix à un texte pour lequel Gao Xingjian demande à la comédienne qui s’en saisira de ne pas se faire l’interprète d’un rôle (car de fait, il n'y a pas de « personnage », il n'y a pas non plus d’histoire), mais avec la neutralité de la position d’une narratrice, de nous entraîner dans l’imaginaire d’une vie, dont quelqu’un ferait les comptes : ainsi le ton complètement atone pour dire l’amour qui est supposé avoir été, le couple où l’Autre est devenu opaque, se réfugiant dans des pitreries et empruntant la silhouette chaplinesque qui lui permet, muet, de lui donner la réplique à

Elle, dérisoire et pathétique duo auquel elle dit vouloir mettre fin. Alors, pourra commencer le voyage dans l’incertitude de l'être... Ainsi deux comédiens, Marcos Malavia et Muriel Roland, affrontent avec toutes les ressources de leur métier ce texte, chacun officiant dans le style qui lui est propre – à lui les pirouettes et les mimiques, la gestuelle silencieuse qui trouve écho dans la musique que rapporte le poste de radio ; à elle, le jeu du corps s'emparant totalement de l’espace scénique, et savamment en résonance avec la musique d’opéra, son registre à elle, d’où l’émotion peut surgir, tandis que parfois, elle cède aussi au chant.

Metteur en scène et comédiens complices nous invitent à cette aventure qu'est la traduction d’un texte issu d’une autre culture, non seulement dans la langue du théâtre, mais forcément par le biais des signes qu’ils ne cessent de construire et d’inventer, signes qui entrent en connivence avec d'autres signes, à disposition dans l'histoire du théâtre, ici et là-bas, mais aussi avec ce que, spectateur, nous apportons dans nos propores bagages.

Andrée Baudron

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Spectacle terminé depuis le dimanche 28 janvier 2007

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