Antoine et Cléopâtre

du 2 au 22 octobre 2005
3H00

Antoine et Cléopâtre

CLASSIQUE Terminé

Remontant le cours du temps jusqu’à l’Antiquité romaine, Stuart Seide retrouve d’un même mouvement Shakespeare et Alexandrie. La capitale des plaisirs réunit pour une courte pause, qu’ils voudraient éternelle, l’un des principaux chefs des vainqueurs du monde et la belle reine colonisée, au charme irrésistible. Mais l’Empire romain veille, implacable et exigeant, qui rappelle Antoine à ses devoirs, le précipitant dans les tourments vertigineux du dilemme tragique : entre gloire politique et passion amoureuse, Rome impose un choix…

Shakespeare, tel le fil d’Ariane…
Une tragédie tumultueuse et sensuelle
La traduction et le projet scénique
Antoine et Cléopâtre, chronologie
Amateurs d’imagerie pharaonique, s’abstenir !

William Shakespeare et Stuart Seide. L’oeuvre du premier est depuis toujours le fil conducteur de l’activité artistique du second. L’immense poète accompagne Stuart Seide depuis son adolescence et guide depuis plus de trente ans son activité de metteur en scène et de traducteur. Il aime ainsi évoque sa vocation de « passeur » : d’une culture, d’une langue à une autre, d’un texte, en l’occurrence ancien, à sa réalisation scénique actuelle.

Ainsi Stuart Seide est très vite repéré dès son arrivée en France pour une mise en scène décapante de Troïlus et Cressida (1974). Antoine Vitez l’invite alors à créer au Théâtre des Quartiers d’Ivry un mémorable Dommage qu’elle soit une putain de John Ford (1975). Il reviendra également à Shakespeare dès 1976 avec Mesure pour mesure au Théâtre de la Tempête, puis à l’invitation d’Antoine Vitez, mais à Chaillot cette fois, avec un Songe d’une nuit d’été qui fit date, comme fut un événement en 1993 Henry VI, à Gennevilliers puis dans la cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon. Viendront ensuite La Tragédie de Macbeth en 1997, puis Roméo et Juliette au Théâtre du Nord en 1999.

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Après Roméo et Juliette, Troïlus et Cressida, Shakespeare revient avec Antoine et Cléopâtre, sur la figure du couple tragique contrarié par les astres, écartelé entre le devoir politique et la passion amoureuse.

Octave, fils adoptif de César, Lépide et Marc-Antoine, triumvirs de l’Empire romain, se partagent le monde. Leur alliance fragile, traversée par les ambitions personnelles et les jalousies, est soudain menacée par le désir de vengeance du fils du grand Pompée, mais Antoine, alangui dans les délices d’Alexandrie et captif de l’irrésistible charme de la reine d’Égypte, tarde à regagner Rome. De ruses en pièges, et de fausses réconciliations en machinations politiciennes, après avoir tour à tour neutralisé Sextus Pompée puis éliminé Lépide, Octave se retrouve enfin seul aux portes d’Alexandrie, face à Antoine et à Cléopâtre. Le général admiré de tous et la séductrice universelle tenteront alors une dernière fois de se concilier les faveurs antagoniques de Mars et de Vénus...

Dans la série des tragédies romaines, Antoine et Cléopâtre fait suite à Jules César : aux conflits intérieurs de la filiation et de l’amitié, succèdent ceux du couple et de la passion. On pense évidemment à Titus et à Bérénice, et il n’est pas rare de lire qu’Antoine et Cléopâtre serait, si l’on ne craignait l’anachronisme, la plus « racinienne » des tragédies de Shakespeare. Mais loin de restreindre l’anatomie d’une passion au huis clos d’un palais, Shakespeare la situe sur la grande scène du monde, sur mer comme sur terre, dans le tumulte des énergies débordantes et des appétits brutaux.

Parmi les sources auxquelles Shakespeare aurait puisé, on cite à juste titre Plutarque et sa Vie de Marc Antoine, mais on oublie le plus souvent Ovide et ses Métamorphoses. C’est pourtant là qu’il trouve l’origine de ses plus belles métaphores sensuelles, de son lyrisme érotique, voire de sa paillardise la plus triviale. Et c’est peut-être là qu’il faut chercher aussi les raisons pour lesquelles Stuart Seide, après Amphitryon et Le Quatuor d’Alexandrie, a souhaité s’immerger à son tour dans cette ambivalence de délices et d’âpreté.

Yannic Mancel

Le texte de la pièce dans la traduction de Stuart Seide est publié aux Editions Lafontaine.

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Antoine et Cléopâtre m’habite depuis des années car j’ai toujours été attiré, voire obsédé, par un Théâtre de la passion et du pouvoir, de l’amour et de la mort, du superbe et de l’absurde, du trivial et de l’éternel. Pour créer ce théâtre-là, il faut les acteurs et les mots.

Lorsque je traduis une oeuvre de Shakespeare, il s’agit de mon premier pas de metteur en scène. Établir les mots qui doivent être incarnés par les acteurs est un acte fondamental et un acte fondateur. C’est en scrutant les mots en tant que traducteur, que naissent dans mon imagination les lignes de force du futur spectacle, les appuis de jeu, la nature des espaces et les couleurs mêmes du sol.

Cette traduction est donc intimement liée à un projet scénique. Ce texte est la charpente à partir de laquelle, avec mes collaborateurs (acteurs, plasticiens, techniciens…), nous sommes en train, au moment où j’écris ces lignes, de construire un voyage théâtral. Cette version scénique représente environ 90 % de la pièce intégrale.

Certains personnages ont été éliminés ou « fusionnés ». Si j’ai cherché à rendre la distribution plus concise et à réduire le nombre de personnages, ce n'est pas essentiellement pour des raisons économiques, mais pour que, le drame se passant entre un nombre restreint d’individus, le spectateur puisse suivre les parcours de ces personnages, grands et petits. Aussi je voulais éviter d'introduire trop de nouveaux personnages dans les derniers tableaux (avec la notable exception du marchand de serpents) quand les fils de la mort se resserrent autour des amoureux perdus. Toute tragédie de Shakespeare est à la fois épique et intime. Cependant, sous ses aspects ô combien épiques (le grand nombre de personnages, la multiplicité de tableaux et de lieux, la dimension quasi mythique de Rome et de l’Égypte, etc.), le noyau ardent d’Antoine et Cléopâtre se situe au royaume de l’intime.

Le texte anglais d'Antoine et Cléopâtre témoigne d’une invention débordante et d’une alternance constante entre le poétique et le profane. Traduire ce texte est un travail délicat. Je voudrais remercier Catherine Cullen pour ses conseils, ainsi que Fabienne Lottin qui, pendant des mois, a joué un rôle important dans le long processus des révisions multiples.

Stuart Seide, Lille, 4 mars 2004

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Avant que ne commence la pièce…
- 60 av. J.C. Formation du premier triumvirat : Jules César, Marcus Crassus et Pompée le Grand.
- 59 av. J.C. Ptolémée XI, roi d'Egypte, est reconnu comme roi par l'Etat romain.
- 58 av. J.C. Ptolémée XI s'enfuit en direction de Rome, déposé par le peuple d'Alexandrie.
- 55 av. J.C. Ptolémée XI est restauré sur le trône d'Egypte. Il nomme Pompée le Grand gardien de son fils Ptolémée XII (futur mari et co-souverain avec Cléopâtre)
- 48 av. J.C. Cléopâtre est chassée d'Egypte. Bataille de Pharsale : Jules César triomphe définitivement de Pompée le Grand.
- 47 av. J.C. Liaison entre Jules César et Cléopâtre. Naissance de Ptolémée César (Césarion).
- 44 av. J.C. Jules César est assassiné.
- 43 av. J.C. Formation du second triumvirat : Marc-Antoine, Octave-César (fils adoptif de Jules César et futur Octave Auguste) et Lépide. Ils se partagent l’intégralité du monde connu.
- 41 av. J.C. Rencontre entre Antoine et Cléopâtre. Les Parthes envahissent les régions orientales de l'empire romain.

Au moment où commence la pièce…
- 40 av. J.C. Fulvie (troisième femme d'Antoine) meurt.
Antoine épouse Octavie (soeur d'Octave César).
Cléopâtre donne naissance à des jumeaux, dont le père est Antoine.
L'alliance fragile des trois triumvirs, traversée par les ambitions personnelles et les jalousies est menacée par le désir de vengeance du fils de Pompée le Grand, Sextus Pompée, qui occupe la Sardaigne et la Corse.
La pièce se termine dix ans plus tard.

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Yannic Mancel : Je crois savoir que le choix des textes que tu mets en scène procède, d’une mise en scène à l’autre, par rebonds ou glissements successifs, voire par association d’idées. Y a-t-il donc une logique à choisir Antoine et Cléopâtre après Amphitryon et Le Quatuor d’Alexandrie ?
Stuart Seide : Si logique il y a, c’est celle du sensible. Antoine et Cléopâtre est une pièce à laquelle je pense depuis mon arrivée à Lille. Je l’imaginais alors en triptyque avec les deux autres pièces « romaines » de Shakespeare : Jules César et Coriolan. Difficiles à classer, aussi bien dans les drames historiques que dans les tragédies, mal intégrées dans l’ensemble de l’oeuvre parce que considérés comme plus austères, plus uniformément sérieuses et linéaires, ces trois pièces me semblaient injustement négligées et j’avais envie de contribuer à réparer cette injustice. Avec Jules César, c’est chose faite, indirectement, puisque nous l’avons programmé dans la mise en scène catalane d’Alex Rigola et que nous avons même inauguré le cycle « Shakespeare de près ou de loin » de Lille 2004 avec cette pièce. Quant à Antoine et Cléopâtre, j’ai failli m’en éloigner, paradoxalement, pendant les répétitions du Quatuor d’Alexandrie tellement les thématiques m’en semblaient proches : les visages multiples de l’amour, les divers aspects conflictuels de la passion amoureuse qui nous élève jusqu’à des cimes tout en nous précipitant dans des abîmes. Source de réconfort, de confiance et de sérénité, en même temps que de tension, d’inquiétudes et de violence.

Et les deux textes ont en commun de suggérer qu’une passion amoureuse a souvent, pour ceux qui la vivent, une résonance historique, planétaire, voire cosmique. Je craignais donc la redite, mais sous la nuit étoilée de la carrière de Boulbon, en Avignon, je me suis rendu compte qu’avec ces mêmes acteurs et sur cette même thématique, il nous restait beaucoup d’aspects à creuser et à approfondir. J’ai alors eu envie de retrouver très vite Alexandrie, non plus sous les incarnations respectives de Nessim et de Justine mais sous celles plus mythiques d’Antoine et de Cléopâtre, afin d’y explorer un peu plus loin les multiples dialectiques de l’amour et du politique, de la passion et du pouvoir, de la vie publique et de la vie privée, de l’épique et de l’intime.

Yannic Mancel  : Jan Kott suggère même qu’Antoine et Cléopâtre serait peut-être la plus racinienne des tragédies de Shakespeare…
Stuart Seide  : On pense évidemment à Bérénice. Dans les deux cas : un général ou un empereur romain, une reine orientale soumise et colonisée, mais habitée par l’orgueil et la dignité, dont le couple est déchiré par le dilemme du pouvoir et de la passion. Mais plus j’avance dans la lecture d’Antoine et Cléopâtre, plus j’y découvre une autre dialectique presqu’aussi importante que la première : celle de la constance et de l’inconstance. L’humeur changeante des personnages y semble placée sous le signe de la lune…

Yannic Mancel : On retrouve alors Amphitryon et son étrange prologue nocturne ?...
Stuart Seide : J’avais en effet choisi Amphitryon pour m’amener au Quatuor. Mais je suis surtout frappé par les similitudes et les échos qui relient le troisième tome du Quatuor à Antoine et Cléopâtre : dans les deux cas, mais c’est valable aussi pour Richard II ou Le Roi Lear, il y a frottement ou friction entre l’être privé et l’être public. Peut-on, quand on a la charge d’un royaume, d’un empire ou de la moitié du monde, se comporter dans la vie et obéir à ses pulsions privées comme un être ordinaire et anonyme ? Lear est l’histoire - banale - d’un père qui renie l’une de ses filles. Mais quand ce père s’avère être aussi un roi et que le reniement intervient dans un contexte d’héritage et de transmission, cet acte presque ordinaire a des incidences qui peuvent aller jusqu’à la guerre, voire au cataclysme planétaire.

Yannic Mancel : N’y a-t-il pas aussi, dans l’ombre de cette contradiction principale pouvoir/passion, une thématique secondaire très shakespearienne et qui concerne aussi bien César Octave que Sextus Pompée, à savoir le drame des fils qui éprouvent de la difficulté à exister, à se constituer une identité et un nom, tant l’image mythique et glorieuse du père les écrase de tout son poids ?
Stuart Seide  : Si, bien sûr. Mais cette thématique est beaucoup plus présente dans les drames historiques et dans Hamlet. J’ai déjà eu l’occasion de traiter abondamment ce motif dans les trois parties de Henry VI, où il n’est question que de cela. La dialectique du père et du fils et la question existentielle qui lui est consubstantielle - « Venger ou ne pas venger ? » - occupaient là les huit heures de représentation. Ce qui est intéressant dans Antoine et Cléopâtre, c’est la rivalité presque caractérielle - elle ira jusqu’au meurtre - entre Octave, fils adoptif et neveu de César, et Césarion, fils adultère de César et de Cléopâtre et prétendant au trône d’Egypte, autour de la question d’une légitimité qu’ils ne détiennent ni l’un ni l’autre.

Yannic Mancel : Très tôt dans le travail, tu as orienté les recherches d’Hélène Lausseur, qui interprète le rôle de Cléopâtre, vers le personnage d’Elisabeth la reine d’Angleterre, cela semble indiquer que, quand tu lis une pièce de Shakespeare, tu t’intéresses autant à l’Histoire qui est en train de se faire au temps de l’auteur, qu’à l’histoire ancienne que le poète va puiser dans les annales ou chez les historiens.
Stuart Seide : Quand on monte une oeuvre de Shakespeare, il y a toujours, trois temps en présence : l’époque de la fable, en l’occurrence l’Antiquité, ici puisée chez Plutarque ; l’époque élisabéthaine - ne jamais oublier que les costumes du Théâtre du Globe étaient « contemporains » et que le public lisait tout à travers l’actualité - ; quant à la troisième époque, c’est la nôtre, celle de notre lecture et de notre sensibilité d’aujourd’hui. Toutes mes mises en scène relèvent d’un tricotage imaginaire et mental entre ces trois époques-là. Mais là plus qu’ailleurs, une souveraine qui a établi et maintenu sa puissance par des forces marines plus que terrestres, qui a garanti l’autonomie de son pays en promettant puis en retirant sa main à de multiples prétendants, et dont l’humeur fluctue en permanence entre fragilité et accès de tyrannie, ne pouvait qu’évoquer pour le public londonien de 1606 la reine qui venait de mourir trois ans plus tôt.

Yannic Mancel : Une reine à qui on prête aussi une vie amoureuse très turbulente ?
Stuart Seide : Je pense en permanence, c’est vrai, à la liaison passionnelle et scandaleuse qu’Elisabeth entretint avec le Comte d’Essex, ce grand amiral qui paya de sa tête le prix de son audacieuse liaison. Il y avait pour Elisabeth un choix public à faire entre le devoir de la femme politique et le désir de la femme privée, et c’est par ce sacrifice qu’elle le résolut.

Yannic Mancel : En même temps, c’est aussi une pièce très documentée sur un épisode précis l’histoire de l’empire romain ?
Stuart Seide : Disons plutôt que Shakespeare s’est approprié les chroniques de Plutarque, ses Vies parallèles, comme à d’autres moments pour ses drames historiques d’Angleterre, il s’est emparé des chroniques de Holinshed. Mais Shakespeare ne fait pas oeuvre d’historien et ce qui est le plus intéressant chez lui ne réside pas dans la fidélité de la trame de ses pièces aux récits des historiens, mais bien plus dans les choix qu’il fait, et dans les moments où il s’en éloigne. Par exemple, à la différence de Plutarque, Shakespeare ne fait presque pas mention des enfants de Cléopâtre ni de son sentiment maternel : à l’instant de son suicide, il nous donne ainsi l’image d’une femme seule, sans descendance, tout entière abandonnée à son honneur et à sa passion.

Yannic Mancel : Comme par le passé, et tu nous l’as encore montré récemment avec La Tragédie de Macbeth et Roméo et Juliette, tu nous proposes une nouvelle traduction de ce texte. J’aimerais savoir quelles difficultés tu as pu rencontrer ou quelles particularités de langue tu aurais repérées, et qui n’appartiennent qu’à Antoine et Cléopâtre.
Stuart Seide : Curieusement, c’est une pièce qui appartient à la même période que Macbeth et pourtant la langue m’en paraît bien différente. On y retrouve la même maturité, mais dans un registre qui me semble plus subtil et surtout plus audacieux. Shakespeare y apparaît plus inventif que dans beaucoup d’autres pièces, non pas cette fois dans le sens d’une écriture ludique et juvénile comme dans Roméo et Juliette ou Le Songe d’une nuit d’été mais plutôt dans un but de concision concrète et imagée. Très souvent dans cette pièce, il s’empare d’un substantif pour le transformer en verbe : le verbe « to window » pour « regarder à la fenêtre » (le triomphe d’Octave dans les rues de Rome) ; le verbe « to boy » - littéralement : « garçonner » - pour évoquer l’interprétation du rôle de Cléopâtre par un jeune acteur masculin sur une scène de théâtre ; ou encore, le rapprochement abrupt de deux substantifs concrets pour évoquer, par exemple, les années de jeunesse de Cléopâtre : « my salad days » que j’ai préféré traduire, plutôt que par « mes jours de salade » ( !), par « mes années de primeur »… J’ai ainsi pu préserver la métaphore végétale et maraîchère, ce à quoi par principe je tiens toujours beaucoup. Cette imagerie concrète pose de nombreuses difficultés à la langue française qui n’apprécie pas autant les télescopages de mots et qui est aussi plus encline à un déroulement, à un développement plus fluide et plus lié de ses images. De ce point de vue, je peux dire que de toutes mes traductions ç’aura été probablement la plus difficile, mais peut-être aussi la plus excitante, tant la langue y est dense, riche, changeante et éruptive.

Yannic Mancel : Dans quel espace as-tu imaginé la représentation de la pièce ? Quels choix ont présidé à la scénographie de Charles Marty ?
Stuart Seide  : De toutes les pièces de Shakespeare, cette pièce est l’une des plus pléthoriques, en ce qui concerne le nombre des tableaux : environ quarante-cinq. Il n’y aurait aucune difficulté à les enchaîner rapidement dans l’espace pluriel de la scène élisabéthaine. Mais dans nos outils à nous, hérités de la scène à l’italienne et des techniques scéniques des XIXe et XXe siècle, la représentation d’une telle dramaturgie devient très compliquée. En relisant la pièce toutefois, je me suis aperçu qu’elle se composait de trois parties inégales. La première moitié renvoie à un espace de négociations, de discussions, de conflits verbaux - « WORDS » dirait Alex Rigola à propos de Jules César. La scène y est le monde, c’est-à-dire la Méditerranée d’Ouest en Est, carrefour des trois continents connus - l’Europe, un bout d’Afrique et une part d’Asie. Le premier espace est donc une grande mappemonde qui nous permet d’enjamber les distances, de Rome à Athènes, de Messine à Alexandrie, jusqu’en Asie Mineure… Dans la deuxième partie - seconde moitié du IIIe acte et totalité du IVe acte -, le monde devient guerre : « WAR ». Il nous faut donc un espace mental de champ de bataille, un lieu de conflit armé, sur terre comme sur mer. Le dernier lieu, à l’acte V, serait enfin le pays de la mort où nous conduit d’abord le suicide d’Antoine. Les hécatombes représentées sur scène n’ont rien d’exceptionnel dans l’oeuvre de Shakespeare, mais cette pièce-ci se distingue des autres par le fait que tous les morts du dénouement sont des suicidés. Eros, refusant de tuer Antoine son maître, se tue. Antoine se tue. Aenobarbus se laisse mourir. Cléopâtre se tue. Ses deux serviteurs se tuent. Voilà six cadavres accumulés en très peu de temps, et tous par mort volontaire. C’est, je crois, la seule pièce de Shakespeare où l’on trouve une telle cascade de morts auto-administrées.

Yannic Mancel : Qu’en déduis-tu ?
Stuart Seide : Rien de plus que cela. Il faut le constater, et le jouer. Comme chez Bond, le sens est dans l’action. Prenons acte, simplement, que pour ces gens-là la vie ne vaut plus la peine d’être vécue ou que le monde tel qu’il est ne mérite plus d’être par eux habité.

Yannic Mancel : Concrètement, quelles options ont-elles donc été retenues pour la scénographie ?
Stuart Seide : Pour la première partie, on aura donc un mur semi-circulaire, sorte de cyclorama en dur, peint d’une mappemonde aux couleurs douces, comme une salle des cartes dans un palais humaniste de la Renaissance, dont les motifs géographiques - beige pour la terre, bleu pour la mer - déborderont probablement sur le sol. Pour la deuxième partie - le monde de la guerre - on basculera dans un paysage lunaire, anthracite, nocturne, mais d’une nuit aveuglante, même en plein jour, comme un universel terrain vague habité par des morts. Le troisième espace sera rouge sang : Cléopâtre se réfugie dans son monument, et s’enferme dans une boîte rouge d’une abstraction totale, couleur du sang et de la passion.

Yannic Mancel : Tu as parlé des trois époques qu’il fallait décliner : Antiquité, Renaissance élisabéthaine et monde contemporain. Cette déclinaison se retrouve-t-elle dans le choix des costumes ?
Stuart Seide : J’ai gardé quelques emblèmes de l’antiquité romano-égyptienne. Il n’y aura pour ainsi dire aucune référence à l’époque élisabéthaine. En revanche, j’insiste beaucoup pour construire la représentation sur un ici et maintenant qui nous soit proche. Le verbe seul, déjà, suffit à nous éloigner, dans le temps comme dans l’espace. Ma recherche porte plutôt sur des évocations qui soient assez fortes et immédiates. Plus encore que dans mes mises en scène précédentes je suis en quête de lisibilité et d’intelligibilité. La fable est complexe, je souhaite qu’on comprenne qui est qui, et quel est l’enjeu de chaque scène. J’ai donc envie d’émettre cette petite annonce : amateurs de péplums et d’imagerie pharaonique, s’abstenir !

Yannic Mancel : Dans les rôles d’Antoine et Cléopâtre, on retrouve Hélène Lausseur et Eric Challier, l’une des deux Justine et le Nessim du Quatuor d’Alexandrie. Comment se sont imposés ces choix de distribution ?
Stuart Seide : Il y a des oeuvres fortes - Phèdre, Dom Juan, Médée, Le Roi Lear… - qu’on ne décide de monter que parce qu’on a l’idée de l’acteur qui interprétera le rôle titre. C’est ce qui m’était arrivé, déjà, avec La Tragédie de Macbeth, dont le désir s’était construit, pour moi, autour de la rencontre de Jean-Quentin Chatelain. C’est encore ce qui m’est arrivé en juillet 2002, pendant les représentations avignonnaises du Quatuor, en imaginant le couple Nessim - Justine, deux mille ans en arrière, dans la même Alexandrie légendaire et sensuelle, sous les traits cette fois d’Antoine et Cléopâtre.

Lille, 23 janvier 2004

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