
Reprise, dans la Cabane, dun spectacle créé au Petit Odéon. Patrick Pineau et Philippe Morier-Genoud interprètent deux héros qui furent victimes de la guerre de Troie : Ajax, quune offense faite à son honneur de guerrier et la haine dune déesse poussent à la folie, et Philoctète, abandonné sur une île par les autres Grecs, traînant sa souffrance et sa solitude pendant dix longues années avant dêtre trahi une dernière fois.
La guerre de Troie touche à sa fin. Ajax et Philoctète ont tous deux été victimes des Atrides (Agamemnon et Ménélas) et d'Ulysse, humiliés ou trahis par leur propre camp. Deux figures héroïques qui se détachent sur le même fond, également inflexibles, mais chacune à sa manière : Ajax se brise net plutôt que de plier, tandis que Philoctète n'en finit pas de pourrir peu à peu à Lemnos.
Ajax expose les conséquences de quelques heures à peine d'une folie irrémédiable, par blocs massifs et denses de langage qui constituent autant de virages et de moments discontinus; dans Philoctète, en revanche, nous assistons longuement et quasiment sans interruption au face-à-face qui couronne neuf années de souffrance.
Ajax agit seul, aspire à la solitude et au silence. Dans la tradition, il est l'homme de l'action franche, l'homme du bras et non de la langue, et une bonne part de la cruauté tragique tient à ce qu'il lui faudra reconquérir sa solitude par la parole, user à son tour des ressources du discours (comme Ulysse, son pire ennemi) pour enfin rester seul avec lui-même et accomplir son désir de mort. Ce silence et cette solitude, Philoctète y a été condamné, jeté malgré lui, et c'est pour lui un choc bouleversant que d'entendre enfin une voix humaine. Mais la voix de l'ami est aussi celle de la trahison.
Réduire pour deux comédiens et présenter aujourd'hui dans une petite salle des tragédies conçues il y a vingt-cinq siècles pour être jouées à ciel ouvert devant des milliers de spectateurs impose évidemment d'aller à l'essentiel. En ce qui concerne Ajax, seule la première partie de la tragédie est abordée, jusqu'au suicide. Quant à Philoctète, nous avons privilégié la rencontre entre le vieux guerrier et le jeune Néoptolème, rencontre qui est aussi, malgré les ruses et la trahison, malgré la répulsion qu'inspire l'état horrible du protagoniste, comme un étrange coup de foudre. Cette concentration permet peut-être d'accorder à chaque étape, à chaque tirade, une attention, une lenteur, un poids qui restituent la charge tragique de façon plus intime et secrète, et de tracer d'Ajax et Philoctète comme deux épures suggestives ou deux portraits à main levée, au plus près de l'ombre énorme que ces deux Grecs ont laissée derrière eux.
Place de l'Odéon 75006 Paris