Mesure pour Mesure

Bobigny (93)
du 7 novembre au 2 décembre 2008

Mesure pour Mesure

CLASSIQUE Terminé

Jean-Yves Ruf a convié son frère Eric Ruf, de la Comédie française, à explorer, ensemble, cette pièce mystérieuse et puissante de Shakespeare, où la mort rôde, où le désir et la soif de pureté s’enlacent.

Un grand poème indéfinissable
Entretien
Mesure pour Mesure… dans l’histoire
Scénographie
Extraits

  • Un grand poème indéfinissable

Jean-Yves Ruf a convié son frère, Eric Ruf, de la Comédie française, à explorer, ensemble, cette pièce mystérieuse et puissante de Shakespeare, où la mort rôde, où le désir et la soif de pureté s’enlacent. Deux frères dans la vie se retrouvent sur la scène du théâtre.

« Ne jugez point afin de n'être pas jugés. Car selon que vous aurez jugé, on vous jugera, et selon la mesure dont vous aurez mesuré, on vous mesurera ». C'est à partir de cette sentence extraite de l'évangile selon Saint Mathieu que Shakespeare construit une de ses Oeuvres les plus problématiques, ce « grand poème indéfinissable » qui mêle comédie, tragédie et farce.

Peuplée de personnages tous plus ambigus les uns que les autres, cette pièce expose toutes les contradictions qui traversent chaque homme lorsqu'il est confronté au désir, au pouvoir, à la frustration, à la morale… Luxure ou chasteté, moralité publique ou immoralité privée, justice clémente ou rigorisme aveugle, autant de thèmes qui s'entrecroisent dans ce qui peut apparaître comme une course folle vers la perdition que contemplerait un prince pervers et manipulateur.

Au moment où les intégrismes de tout bord semblent submergés la planète, Jean-Yves Ruf a voulu mettre en scène ces interrogations shakespeariennes qui paraissent si proches des nôtres : peut-on imposer la vertu publique et privée par la terreur ? Le désir de pureté est-il envisageable sans frustrations destructrices et mutilantes ? A travers l'aventure d'Angelo, le puritain qui découvre la violence du désir, et d'Isabelle qui refuse de sacrifier son honneur pour sauver son frère, c'est le grand théâtre des passions, charnelles, mystiques, politiques qui se met en scène… et comme toujours avec l'immense Shakespeare c'est le théâtre qui s'interroge sur lui même en interrogeant le spectateur sans lui apporter de réponses...

Traduction André Markowicz.

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  • Entretien

Mesure pour Mesure sera votre second spectacle shakespearien
Oui, je poursuivais alors une voie de travail qui est encore la mienne dans des spectacles comme Silures, présenté à la MC93 en 2006, c’est-à-dire des créations où le texte n’est pas premier. Je cherchais à faire un spectacle sur l’excitation et la peur qu’on ressent en se perdant dans une forêt. En accumulant du matériau, je suis tombé sur Comme il vous plaira, Shakespeare visait exactement ce que je voulais décrire, je n’ai pas pris le risque de rivaliser et j’ai monté sa pièce… En travaillant j’ai vraiment été transformé par cet auteur inépuisable. Mesure pour Mesure est la suite logique, une pièce assez cousine dans sa forme à Comme il vous plaira.

Pourquoi monter Mesure pour Mesure considérée comme une des trois pièces « à problème » de Shakespeare ?
Parce que plus qu’à problème ce sont des pièces à jubilation. Cette pièce est monstrueuse dans la forme puisqu’elle est écrite à la fois en vers, vers blancs et vers rimés, et en prose, parfois dans la même scène il y a une alternance… Monstrueuse aussi puisque ça commence comme une pièce politique, tragique, puis ça devient une comédie avec déguisements au troisième acte et qu’entre temps on est parfois dans du tragi-comique. Il me semble que la langue est primordiale et c’est la raison pour laquelle j’ai demandé à André Markowicz de faire une nouvelle traduction. Il faut trouver le ton particulier de cette langue, souvent impertinente, et surtout comprendre pourquoi il y a ces changements de formes. Par exemple ce n’est pas par hasard si le Duc se met à parler en prose au troisième acte quand commence la comédie du déguisement. Il y a presque un ton particulier pour chaque scène et souvent un ton surprenant que l’on n’attend pas, comme si Shakespeare voulait nous surprendre sans cesse.

Quels thèmes avez-vous envie de privilégier ?
On ne peut privilégier un thème en particulier. Cette pièce est une des plus contrapunctiques qu’ait écrite Shakespeare. Elle est difficilement réductible à une thématique tant les lignes de forces qui la traversent sont nombreuses. Disons que j’ai été stupéfait par le caractère extrême des figures d’Angelo et d’Isabelle, qui naviguent au bord de la folie, en niant toute possibilité de désir. Il y a chez eux un rêve de pureté qui m’intrigue et qui m’inquiète. Ils ignorent volontairement la dimension complexe et contradictoire du réel. Le Duc est au contraire une figure plus trouble, plus complète, c’est une planète à lui seul, qui assume le pire et le meilleur. Un personnage trouble, féminin, sensuel, mélancolique et joueur. C’est lui le metteur en scène qui, déguisé en moine, fait basculer la pièce dans une farce incroyable.

Je monte ce texte en partie pour les deux scènes entre Angelo et Isabelle, qui sont centrales. Ce sont deux longues scènes magnifiques, où Angelo rencontre la future religieuse Isabelle qui vient lui demander d’épargner son frère. Angelo, qui a toujours réfréné tout désir en lui, en est submergé devant elle et ne peut nier ce désir longtemps retenu, irrationnel et, qui plus est, profanateur (pour une future religieuse). Il se demande ce qui lui arrive, est perdu, tente de prier pour retrouver ses repères, en vain. Dans la seconde scène, lui qui s’est toujours rêvé comme une figure de la justice et de la pureté, se voit en train de tourner autour d’elle comme un fauve, et lui proposer de sauver son frère en échange d’une nuit d’amour. C’est parfois monté comme des scènes de raisonnement théologique entre deux religieux, Angelo, l’homme du texte et de la justice implacable, et la jeune Isabelle qui tente de défendre une justice plus humaine et compassionnelle. Oui, évidemment ce niveau existe, mais si l’on ne met pas en scène le désir physique d’Angelo, désir irrépressible, bestial, augmenté encore par sa position dominante (c’est lui qui a le pouvoir), on passe à côté. En face, une Isabelle qui commence timide et maladroite et finit la première scène dans une colère magnifique et généreuse (c’est là qu’Angelo la désire le plus : quand elle l’insulte !). Ce sont deux scènes violentes, troublantes, où pouvoir, sexe, et religion sont intriqués.

Un des nœuds de la pièce réside sans aucun doute dans la décision d’Isabelle, prête à sacrifier son frère pour sauver son honneur de femme, et qui lui demande de se réjouir de mourir ainsi. Il y a là pour moi une manière de vivre sa foi qui glorifie l’autre monde, la mort (tout rêve de pureté aboutit à cela) au détriment de la complexité du vivant. Comme Angelo il y a une négation de la vie, un refus de compromission avec la vie, qui est toujours trouble, dangereux, contradictoire. On pourrait imaginer qu’Angelo et Isabelle sont des secs, des arides. Angelo est décrit comme un ascète froid, Isabelle rentre au couvent, renonce au monde. Mais Shakespeare ne s’intéresse pas aux états, mais aux mouvements et aux intensités. Et le mouvement qu’il décrit est une violente libération, du désir chez Angelo, des humeurs colériques chez Isabelle. On devine qu’Angelo s’impose une vie d’anachorète, qu’Isabelle se prépare à s’enfermer au couvent, non par renoncement, mais pour contenir un trop plein d’intensité.

En partant de ces figures extrêmes et complexes, Shakespeare développe nombres de lignes : désir animal, désir de pouvoir, désir de Dieu, désir de mort, vertu publique, vice privé, justice humaine, justice divine. Comme toujours avec lui tout se mêle et se démêle en laissant des parts d’ombre importantes. C’est cela qui rend d’ailleurs le travail passionnant avec ce genre de pièce : rien n’est simple et tout est complexe comme peut l’être, la nature humaine.

N’y a-t-il pas une grande modernité dans l’analyse du pouvoir politique par Shakespeare ?
Oui, on peut avoir la sensation d’être au cœur du politique avec ce texte, surtout avec le désir exprimé de redressement moral, dès le début de la pièce. C’est aussi la justice et tous les problèmes qu’elle peut poser à la société qui sont exposés et disséqués ici. Prisons engorgées, justice rendue trop rapidement, justice aveugle qui applique la loi sans tenir compte du contexte et des hommes… Tout cela est, en effet, au centre de préoccupations très contemporaines.

Cette pièce vous parait-elle aussi sombre qu’on a pu le dire ?
Pour moi, c’est une comédie noire où la mort est omniprésente, même dans les scènes les plus sensuelles. Le seul moment où Isabelle parle de son corps et de sa nudité c’est quand elle se propose de se dévêtir pour mourir. Il y a un désir morbide très parallèle à la dissimulation des passions et des désirs sensuels qui animent la plupart des personnages.

La part théologique de l’œuvre vous parait elle aussi importante ?
Oui, évidemment, et Shakespeare réussit le tour de force d’intriquer étroitement disputation religieuse et désir des corps. Le transport mystique a des liens étroits avec le transport amoureux. Entre le frère et la sœur se tisse aussi un lien étrange, très charnel, physique : « N’est-ce pas un inceste, prendre vie / Sur la souillure de ta propre sœur ? »

Comment concevez vous le happy end matrimonial de la pièce ?
Comme l’ultime farce du Duc, ou l’ultime perversion.

Pourquoi utilisez-vous une nouvelle traduction ?
D’abord pour le plaisir de travailler avec André Markowicz qui avait déjà traduit Comme il vous plaira, mais aussi parce que ce texte est un petit opéra, avec des alternances de formes musicalement très diverses. André traduit à l’oreille, c’est un musicien. J’ai développé avec lui une relation de travail assez intense, nous conversons régulièrement ensemble au sujet de nos travaux respectifs. Il est devenu un compagnon de travail. Je sais qu’il traduira en décasyllabes les pentamètres iambiques anglais, qu’il sera très attentif à l’aspect musical de la langue de Shakespeare, à sa manière de mêler vers rimés, vers blancs et prose.

Vous avez demandé à votre frère, Éric Ruf, sociétaire de la Comédie Française de vous rejoindre. Pourquoi ?
Parce que nous avions le désir depuis longtemps de travailler ensemble et que là j’ai pensé que le moment était parfait. Quand je l’ai vu jouer Hippolyte dans Phèdre monté par Chéreau, avec cette présence sourde et violente, c’est là que j’ai eu l’intuition qu’il ferait un magnifique Angelo. Et puis sans doute pour des raisons plus profondes et secrètes qui ont à voir avec la matière de la pièce. Nous sommes d’une famille où la question religieuse à créé de profondes scissions, de manière assez étrange et cyclique. Travailler sur cette pièce avec mon frère n’est pas innocent.

Vous dirigez le Conservatoire d’Art Dramatique de Lausanne. Cela ne gêne-t-il pas votre travail de metteur en scène ?
C’est la Haute école de théâtre de Suisse romande que je dirige, autrement nommée Manufacture. Cela ne gêne rien, puisque cette école a voulu à sa tête un metteur en scène en activité. Je dois simplement veiller à ne pas exagérer le rythme des mises en scène, ce qui est plutôt sain. J’ai beaucoup de plaisir à travailler avec la Haute École et ses apprentis comédiens, qui me rappellent que moi aussi j’ai été élève dans une école, celle du TNS. Ces trois années à Strasbourg ont été vraiment essentielles dans ma vie et j’avais envie de pouvoir transmettre une certaine éthique, un certain goût du plaisir de la découverte des textes et des hommes de théâtre que j’ai acquis pendant mes études. Et puis c’est pour moi l’occasion rare de côtoyer, de voir travailler, et d’échanger avec des artistes que j’admire, comme Claude Régy ou Krystian Lupa entre autres. Je continue à apprendre, et profite de l’école autant que les étudiants.

Entretien mené par Jean-François Perrier en juin 2008.

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  • Mesure pour Mesure… dans l’histoire

Jouée pour la première fois le 26 décembre 1604 au Palais Royal de White Hall à Londres, Mesure pour Mesure se situe entre Othello et Macbeth dans l’œuvre shakespearienne. Directement inspirée du Promos et Cassandre de George Whetstone publiée, mais jamais jouée, en 1578 et de Epitia de Cinthio parue en 1583. A

vec Troïlus et Cressida et Tout est bien qui finit bien cette pièce appartient à ce que les analystes britanniques shakespeariens appellent les « Problem Plays », les « Pièces à Problèmes » compte tenu de la complexité des intrigues mises en place par l’auteur. Elle a toujours fasciné ses lecteurs et ses traducteurs.André Gide la trouvait « admirable », Swinburne la considère comme « un grand poème indéfinissable » et le poète Coolridge « souffrait à la lire ».

Laissée dans l’ombre pendant tout le XIXème siècle, c’est en 1933 qu’elle réapparaît sur les plateaux grâce aux interprétations magistrales de Charles Laughton et de James Mason à l’Old Vic Theater de Londres. Depuis elle ne cesse d’être jouée et de donner lieu à des mises en scène marquantes dont celle de Peter Brook en 1950 avant Declan Donnellan, Peter Zadek et Stéphane Braunschweig qui l’a mise en scène avec des acteurs anglais.

Jean-François Perrier

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  • Scénographie

Un vide avec au centre un espace inondable. C’est en même temps la place publique, puis l’antichambre d’Angelo, puis la prison. Le décor est unique. L’eau remplit l’espace du milieu, ou se vide, les trouées de la façade s’obstruent ou non, le tulle qui finit par disparaître quand l’espace de la prison arrive… C’est l’agencement de tous ces éléments qui va permettre de créer des sensations d’espace très différents.

Lumière et son
Le son va être lié à la Vienne putride, lieu de l’action, au cloaque, aux remugles, à cette eau qui remonte et se vide, aux portes de prison qui se ferment, à la hache du bourreau qu’on aiguise. La lumière va s’attacher à faire vivre les pans du décor non comme de bêtes façades, mais comme des membranes poreuses. Il s’agit avant tout de lieux oniriques.

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  • Extraits

Place et grandeur : des millions de faux yeux
Te scrutent : des volumes de rapports
Courent, par cette quête fausse et vile,
Sur tes actions ; mille saisies d’esprit
Te font la source de leurs rêves creux,
Et, dans leurs fantaisies, te défigurent.
Le Duc – Acte IV

Ma sœur, laisse-moi vivre.
Le péché pour sauver la vie d’un frère,
La nature l’absout, au point que l’acte
Peut devenir vertu.
Claudio - Acte III

Oh, ma douce Isabelle, j’ai le cœur pâle de voir vos yeux si rouges : rassemble toute ta patience.
Lucio – acte IV

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Plan d’accès

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Spectacle terminé depuis le mardi 2 décembre 2008

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