
Les rouges
confitures de groseilles de nos grands-mères
Madeleine Renaud est cette voix...
Un roman damour
Ma mère ma écrit presque
chaque jour
Les rouges confitures de groseilles de nos grands-mères
"Chacun est seul avec son Désir, dont lobjet est
inaccessible. Caresse au moins ta Chimère, sans le secours de personne ; elle nest
quen toi."
Marcel Jouhandeau
Il marrive de passer des heures dans les librairies à feuilleter, lire, flâner, rêver. Ce sont avec les églises vides et sombres des lieux où je me sens en un propice chaud intérieur. Il y a quelques années, je me trouvais dans une de mes librairies préférées : cétait au moment où la maison Gallimard bradait son fonds. Je tombais alors, avec délectation, sur lédition complète des livres de Marcel Jouhandeau dans la belle collection blanche qui me fait rêver depuis toujours. Parmi cette trentaine de livres, où je découvris à quel point Marcel Jouhandeau est un rare styliste, je fus particulièrement ému, amusé et ébloui par les Lettres dune mère à son fils.
Dès les premiers mots de ce gros volume de 602 pages, je compris quil y avait là matière à un moment de théâtre intime. Jai rêvé, sur le champ, de la petite musique de chambre des Lettres dune mère à son fils. Faire entendre, non plus le verbe royal des grands lyriques, mais lélémentaire langage du quotidien : celui du "cordon ombilical" qui retient tout homme, non seulement à sa mère, mais à la vie toute bête et simple de nos jours qui avancent, et aux rouges confitures de groseilles des grands-mères de notre enfance.
Grâce à la complicité enthousiaste de Madeleine Renaud qui, demblée, partagea ma passion pour ce projet, jai pu porter à la scène une première fois, en 1983, à Marseille puis, déjà, au Théâtre du Rond-Point, ces épîtres de la maman bouchère à son fils poète.
Cest avec émotion que je reprends aujourdhui ce travail, en hommage à Madeleine Renaud, à Jean-Louis Barrault, à Jean-Pierre Granval qui avait signé la mise en scène à la création et à tous les acteurs qui mont précédé dans ce théâtre.
Marcel Maréchal
Acteur
Madeleine Renaud est cette voix...
"Les lettres de la petite bouchère de Guéret sont aussi fraîches quau premier jour, car elles furent écrites pour un seul homme, sans apprêt, dans le mouvement de la raison et du cur, pour raconter ce qui est, avec tendresse et sagesse. Cest une longue histoire damour, comme des bouteilles jetées à la mer où lon mêle tout, lintime et lessentiel, les paroles et les gestes, pour exister.
Madeleine Renaud est cette voix. On ne la voit pas. Elle est absente, mais si présente dans son absence... Marcel Maréchal continue ses phrases, les prolonge... Puis cest Madeleine Renaud quon entend de nouveau, si proche, et pourtant venue de si loin, dune province immémoriale..."
Pierre Marcabru
"Tout na été pour moi quexil, excepté lamour." Marcel Jouhandeau
Sil devait exister un "théâtre du quotidien" (selon la formule consacrée), il me semble quon pourrait le trouver à létat naissant dans certains textes anonymes dont les auteurs nont jamais pensé quils feraient un jour lobjet dune transmission publique.
Textes bruts - comme on parle dart brut - et quil convient daborder lesprit lavé de toute référence, de tout le toc culturel qui nous encombre, pour aller à eux les mains nues, démunis.
Textes anonymes comme ces lettres retrouvées sur des soldats morts au front durant la guerre 14-18, leur dernière lettre quà peine ils ont eu le temps de lire. Comme ces correspondances amoureuses dun autre temps que lon découvrait parfois au fond dun tiroir. Comme enfin ces lettres quune certaine Anne-Alexandrine Blanchet, épouse Jouhandeau, bouchère à Guéret (Creuse), écrivit chaque jour à son fils, de 1908 à 1936, année de sa mort.
Le fils était écrivain. Il sappelait Marcel Jouhandeau. Un beau jour, il les réunit et les fit publier, donnant la vie à celle qui lavait mis au monde.
Ces Lettres dune mère à son fils sont un superbe roman damour. Amour passionné, dont lintensité fait trembler leau en apparence tranquille des phrases sages et des conseils de prudence. Sous cette sagesse, quelque chose brûle. Une passion. Une folie damour. Amour secret, exacerbé par léloignement, les trahisons du mari, la grisaille quotidienne. Amour jaloux, exclusif, qui rejette dans lombre le reste de la famille. Seul brille là-bas, dans son lointain Paris, le Fils, lHomme, lAmant. Amour cannibale, fascinant et castrateur, caressant et cruel, porteur à la fois de vie et de mort. Amour-déchirure. Joie et douleur entrelacées. Et lon est à peine étonné de rencontrer au détour dune lettre lécho de Thérèse dAvila, cette autre grande amoureuse : "... Voilà que jai été réveillée par un rêve où une flèche de feu me traversait le cur...".
François Bourgeat
Metteur en scène
Ma mère ma écrit presque chaque jour
Ma mère ma écrit presque chaque jour pendant vingt-huit ans, de 1908, date à laquelle je lai quittée, jusquà sa mort, survenue en 1936.
Devant certaines pages dont la simplicité causait mon admiration, forçait quelquefois mes larmes ou mon sourire, jhésitais à les détruire. Alors, je les entassais dans des cartons, mais de temps en temps débordé par labondance de la matière, contraint aussi par le peu de place dont je disposais à Paris, je les détruisais. Il mest arrivé heureusement, à une époque troublée de ma vie, den confier deux précieuses liasses à une amie qui les a retrouvées par hasard et vient de me les remettre.
Les premières lettres étaient datées. Ma mère, encore dans le commerce, mécrivait sans doute sur le comptoir de sa boucherie, auprès de lagenda ouvert devant elle. Une fois retirée des affaires, comme elle devait le plus souvent ignorer le quantième du mois, elle se contenta dindiquer le jour de la semaine.
Comme un fanal
Esclave dabord de son magasin, prisonnière toujours de ses devoirs envers mon
père, envers ma sur et ses petits-enfants, envers sa maison, ma mère me donne tout
ce quelle peut ravir à tous, sans trop léser personne. A mesure quelle ne
vit plus que du sentiment exclusif qui nous vouait lun à lautre, sa vie
intérieure progressivement sapprofondit et sillumine jusquà atteindre
la suprême grandeur. (...)
Et voilà quelle improvise une sagesse qui dépasse en dignité et en efficacité celle de bien des philosophes, quelle se montre apte à conduire à travers les mystérieuses embûches quelle ignore elle-même, toute simple petite marchande quelle est, un homme, un écrivain, son fils, à qui toutes ses peines de mère ont permis de sélever au-dessus delle par ses études et qui est comme une image delle-même, où elle se contemple et sachève, mais sans sabandonner tout à fait à lui ; elle le contrôle et le juge.
Debout sur la hauteur, elle pressent de loin lécueil, quelquefois en rêve et crie dans la nuit : casse-cou ! Sa lettre quotidienne me guide et me garde, comme un fanal.
Une eau éblouissante
En somme, que trouvera-t-on dans ces pages ? La courbe journalière la plus
fidèle des battements dun cur de mère qui les enregistre minutieusement un
à un et une sorte de chronique familiale et provinciale, comme il nen existe pas
dautres. Jean Pauhlan, dès la lecture des deux premières années, mécrivait
: "Je ne pensais pas que ce fût si grand et si pur ! Quelle eau éblouissante ! Et
comme tout y devient passionnant, plus quune aventure, plus quun roman".
(...)
Ainsi, grâce à cette épître quotidienne, jamais entre ma mère et moi, entre ma petite patrie et moi, entre le surnaturel, la nature et moi, le cordon ombilical na été rompu avant ma quarante-huitième année et cest à ce mirage que je dois le peu de simplicité, le peu de vertu que jai gardé à travers tant derreurs personnelles et les dangers dune époque sans grandeur.
Marcel Jouhandeau
Extraits de la préface de Lettres dune mère à son fils
Editions Gallimard / 1971
2 bis, avenue Franklin Roosevelt 75008 Paris