La fausse suivante

du 8 janvier au 4 février 2007
2h10

La fausse suivante

Une fille pénètre travestie dans le camp ennemi, elle découvre le vrai visage des hommes entre eux quand ils parlent des femmes. Derrière le discours amoureux qu’ils servent aux comtesses et aux marquises, le calcul : la dot ! Derrière la cour effrénée : les chiffres ! Devra-t-elle un jour, elle qui s’est travestie pour savoir, épouser l’un d’entre eux ?

Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez… et par dessus le marché, presque aussi méchante que vous.

Définitions
La Guerre des sexes : loups et brebis
Le voyageur dans le Nouveau Monde
Entretien avec Elisabeth Chailloux

Travesti :  Qui s’est déguisé sous l’habit d’un autre sexe ou d’une autre condition.
Bal travesti : bal où les danseurs sont travestis.
Costume de travesti, ex ; « un plaisant travesti ».

Travestissement : Action de se travestir.

Travestir : Déguiser sous l’habit d’un autre sexe ou d’une autre condition. Traduire un ouvrage sérieux en style burlesque. Donner une fausse interprétation.
Le Nouveau Petit Larousse Illustré

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L’espace : un no man’s land. Un fossé peut-être, là où Trivelin s’est endormi, à moitié mort de froid et de faim. Trivelin est un S.D.F. moderne. Frontin le réveille, lui propose un deal : entrer au service d’une fille travestie. La pièce peut commencer.

La Fausse Suivante raconte l’histoire d’une équipée sauvage, celle du Chevalier, fille travestie en garçon, qui voyage de l’autre côté du miroir où se trouve le Monde vrai, un monde toujours caché aux femmes. La fille pénètre dans le camp ennemi, découvre la loi de la jungle et hurle avec les hommes. Découverte de l’envers du décor : le visage nu des hommes entre eux quand ils parlent des femmes. Derrière le discours amoureux, le calcul. Derrière les mots, les chiffres.

Lélio : J’aimais la Comtesse, parce qu’elle est aimable ; je devais l’épouser, parce qu’elle est riche, et que je n’avais rien de mieux à faire ; mais dernièrement, pendant que j’étais à ma terre, on m’a proposé en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente ; la Comtesse n’en a que six. J’ai donc calculé que six valaient moins que douze. Six doivent reculer devant douze ; n’est-il pas vrai ? Tu ne réponds rien !
Le Chevalier : Eh ! Que diantre veux-tu que je réponde à une règle arithmétique ? Il n’y a qu’à savoir compter pour voir que tu as raison.

Le Chevalier s’arme pour la guerre des sexes. Il s’agit (comme dans La Bonne Ame de Se-Tchouan) de changer de sexe pour se défendre d’une société où la femme s’achète et se vend au gré de sa dot. Le Monde vrai est un monde sans amour, l’intérêt le rend impossible.

Lélio : Crois-tu, par exemple, que j’aimerai la demoiselle de Paris, moi ? Une quinzaine de jours tout au plus ; après quoi, je crois que j’en serais bien las.
Le Chevalier : Eh ! Donne-lui le mois tout entier à cette pauvre femme, à cause de ses douze mille livres de rente.

Dans « les eaux glacées du calcul égoïste », l’homme est un loup pour l’homme, l’homme est un loup pour la femme. La femme, elle, est une brebis ; comment peut-elle éviter de se faire dévorer ? Comme si tous ces jeux et surprises de l’amour mis en scène par Marivaux dans ses autres pièces avaient pour origine la peur du loup, la peur de découvrir, derrière le masque de l’amant, le visage du mari. Il y a dans La Fausse Suivante le désir utopique d’une revanche des brebis sur les loups.

Elisabeth Chailloux

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« De tous les pays qu’on connaît, il n’en est point assurément de si curieux que celui que j’ai découvert, que j’appelle Nouveau Monde, ou autrement le Monde vrai, et dont je vais faire la relation le mieux que je pourrai. Par ce Monde vrai, je n’entends pas un monde plus réel que le nôtre, plus véritablement existant ; car de ce côté-là, ce me semble, il n’y a rien à redire au nôtre, et le pyrrhonien le plus déterminé ne doutera jamais de sa réalité que par raison de système, et jamais par sentiment.

Ainsi, par ce mot de Monde vrai, c’est des hommes vrais que j’entends, des hommes qui disent la vérité, qui disent tout ce qu’ils pensent, et tout ce qu’ils sentent ; qui ne valent pourtant pas mieux que nous, qui ne sont ni moins méchants, ni moins intéressés, ni moins fous que les hommes de notre monde ; qui sont nés avec tous nos vices, et qui ne diffèrent d’avec nous que dans un seul point, mais qui les rend absolument d’autres hommes ; c’est qu’en vivant ensemble, ils se montrent toujours leur âme à découvert, au lieu que la nôtre est toujours masquée.

De sorte qu’en vous peignant ces hommes que j’ai trouvés, je vais vous donner le portrait des hommes faux avec qui vous vivez, je vais vous lever le masque qu’ils portent. Vous savez ce qu’ils paraissent, et non pas ce qu’ils sont. Vous ne connaissez point leur âme, vous allez la voir au visage, et ce visage vaut bien la peine d’être vu ; ne fût-ce que pour n’être point la dupe de celui qu’on lui substitue, et que vous prenez pour le véritable.

Mais que gagnerai-je à cela ? me direz-vous peut-être. En me faisant connaître les hommes, vous allez me dégoûter d’eux. Je ne me soucierai plus de leur commerce. Je m’occupe aujourd’hui du soin de mériter leur estime ; il m’est doux de l’obtenir, ou de croire l’avoir obtenue, et je n’en voudrai plus. Je perdrai celle que j’ai pour eux, et qui me fait plaisir. Mon cœur et ma raison rompront avec eux, ne serai-je pas bien avancé ? non, vous dis-je, laissez-moi comme je suis ; ma condition dans ce monde est de jouir, et non pas de connaître. Gardez vos découvertes, je ne vous les envie point, et je vous crois fort à plaindre de les avoir faites.

Moi, point du tout, vous vous trompez ; je ne saurais vous exprimer le repos, la liberté, l’indépendance dont je jouis. Je n’ai jamais été si content ; je ne me suis jamais diverti de si bon cœur que depuis ma découverte. Je suis à la comédie depuis le matin jusqu’au soir. »

Marivaux, Le cabinet du philosophe

« Nous sommes méchantes dites-vous ? Osez-vous nous le reprocher ? Dans la triste privation de toute autorité où vous nous tenez…, de tout moyen de nous faire craindre comme on vous craint, n’a-t-il pas fallu qu’à force d’esprit et d’industrie nous nous dédomageassions des torts que nous fait votre tyrannie ? Ne sommes-nous pas vos prisonnières ; et n’êtes-vous pas nos geôliers ? »

Marivaux, Le cabinet du philosophe

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- Cette Fausse Suivante est votre troisième rendez-vous avec Marivaux.

Oui. La Première Surprise de l’amour fut même ma première mise en scène - c’était au Studio d’Ivry. La pièce raconte la guerre des sexes, elle nous dit que rien ne va plus entre les hommes et les femmes. Puis j’ai monté L’Ile des esclaves, une pièce philosophique très différente. Plus de jeux amoureux, mais les rapports dominants-dominés : celui des maîtres et des esclaves. Avec ces deux œuvres on explore vraiment l’écriture de Marivaux, et je ne pensais pas y revenir. Mais La Fausse Suivante s’est imposée comme la pièce parfaite : c’est à la fois la guerre des sexes et celle des intérêts.

J’y retrouve ces deux problématiques. C’est comme une croix : les deux aspects se recoupent. Dans la pièce vont s’affronter quatre hommes et deux femmes (dont l’une est travestie), ou si on change de point de vue, trois nobles et trois valets. La Fausse Suivante comporte un prologue étonnant. Trivelin, qui sort de prison, raconte à Frontin pourquoi il est là : il décrit un monde en train de se défaire, déchiré entre les anciens et les modernes et lui n’a pas su choisir. Les hommes de la noblesse possèdent tous les privilèges. Ils ont intérêt à ce que l’ordre ancien soit respecté. Les modernes, ce sont les autres, les hommes du peuple qui veulent leur part du gâteau, ainsi que les femmes qui expriment leur désir de liberté. Lélio, l’aristocrate arriviste que doit épouser la demoiselle de Paris, “la fausse suivante”, est tout au long de la pièce en butte à ces deux volontés. Trivelin, lui, prendra le parti de la modernité et s’en sortira.

C’est ce qui me fascine : un homme du XVIIIe siècle dit : voilà ce qui va se passer. Il a la clairvoyance de ce que vont devenir les relations humaines. Riches et pauvres, hommes et femmes sont irréconciliables. Dès l’exposition, on saisit la mutation de la société. Les valets sont des maîtres-chanteurs, mais le jeu des femmes est plus dangereux.

Je pense à un des textes de Marivaux, Le Voyageur dans le monde vrai : il imagine un pays où les êtres humains disent tout ce qu’ils pensent ; il n’y a plus de masque et la parole ne sert plus à déguiser la pensée. Il y a quelque chose de cela dans La Fausse Suivante : déguisée en homme, la jeune fille découvre ce que les hommes pensent des femmes, et la vérité est cruelle. Lélio est un abominable sous-don juan, sans le défi à Dieu du grand Don Juan. Six mille livres de rente contre douze mille, pense-t-il en considérant les deux partis féminins. Il est devenu une calculette !

La comtesse est une libertine. Elle et Lélio ont signé un dédit : le premier qui trahit l’autre doit le dédommager en lui payant une certaine somme. Tout le discours amoureux s’avère être une escroquerie. La pièce se transforme en une partie de poker entre les trois nobles, la comtesse, Lélio et le chevalier. Dans le jeu global, Trivelin est un génie, une sorte de Figaro, mais en mineur, un looser, tandis qu’intervient la diagonale du fou d’Arlequin : il fracasse le jeu des autres. Lélio perd la partie : la paire de valets (Trivelin, Arlequin) est dans le jeu des femmes. Il n’a pas su faire la bonne alliance. C’est un thriller !

- La pièce n’est pas la plus jouée dans l’œuvre de Marivaux. Qu’est-ce qui fait sa différence ?

C’est la seule œuvre de Marivaux qui se termine sans mariage ni happy end, avec cette sensation d’un monde en train de pourrir. A la fin de la pièce, chacun reste seul, le mariage est à l’eau. On jette l’anneau !
Cela me fait penser à L’Enfer de Dante. Avant d’arriver aux sept cercles de feu, il y a l’espace des eaux glacées du calcul égoïste. Ici, c’est la même chose. Les nobles pourraient être heureux et ils se créent un enfer. Tout cela parce que les relations tiennent sur des appétits, des soucis d’intérêts.

C’est aussi une pièce sur la misère sexuelle. Les hommes du peuple ne sont pas sympathiques, Trivelin et Arlequin ne pensent qu’à racketter ou à abuser de la « fausse suivante », mais ils sont dans le manque. Lélio, lui, a le goût de la cruauté, celle des personnages des Liaisons dangereuses.
Et surtout il y a le rôle ambigu du Chevalier, cette « fausse suivante » qui est une sorte d’ange comme dans le Théorème de Pasolini et qui va provoquer une crise amoureuse chez tous ceux qu’il croise, homme ou femme, noble ou valet. Confusion des sexes, confusion des sentiments. Mais c’est un ange qui tourne mal et qui dit aux hommes  : “Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez… et par dessus le marché presque aussi méchante que vous”. C’est une brebis qui va commencer à boire du sang.

- Cette modernité va orienter votre mise en scène ?

L’ouverture du regard de Marivaux va éclairer la mise en scène. Au départ, Trivelin sera un homme du XXIe siècle. La “fausse suivante” sera évidemment un travesti. Mais, si les personnages portent les habits du XVIIIe, il s’agit d’un déguisement avec surtout un souci du double costume. Quand les comédiens répètent, ils portent souvent une partie du costume de scène et le jean qu’ils ont ce jour-là. Cela donne une chimère, une harmonie possible et impossible. C’est cette sensation que le public devra ressentir.

Je ne peux pas ne pas penser au film d’Abdellatif Kechiche, L’Esquive, où des jeunes de banlieue répètent Le Jeu de l’amour et du hasard. Je revois la jeune fille jouée par Sara Forestier, avec sa robe XVIIIe fabriquée par le couturier chinois et sa petite veste de jean. Ce film est extraordinaire parce qu’il est entre deux siècles dans sa peinture de la confusion des sentiments. Arlequin, tel que le jouera David Gouhier, est un garçon de L’Esquive. Ces jeunes gens, je les croise à Ivry. Ils attendent, ils sont en manque. Ça n’a pas changé depuis le XVIIIe siècle. Ce Marivaux, c’est ici et maintenant.

Marivaux, c’est toujours un espace mental. On n’habite pas un décor, mais une langue. L’action se passe dans le parc du château de la comtesse : c’est quelque chose de très triste, un parc en automne, les feuilles pourrissent lentement. C’est beau et odorant ! Nous filmerons deux ou trois arbres, que nous avons repérés pendant l’été. C’est presque la fin des espèces que nous raconte Marivaux. Si le lien entre les hommes et les femmes est rompu, que devient l’amour ? Est-ce que de nouveaux horizons s’ouvrent ? Les hommes avec les hommes ? Les femmes avec les femmes ? ou peut-être la solitude…

- La langue du XVIIIe siècle ne crée-t-elle pas des difficultés ?

La langue de Marivaux, il faut que les acteurs travaillent avec elle, jusqu’à ce qu’ils se l’approprient. Jusqu’à ce qu’aux représentations, le public entre en elle comme dans une langue contemporaine. Quand on répète, c’est un perpétuel va-et-vient entre le plaisir de la musicalité et le souci du sens. C’est un peu comme dans Nathalie Sarraute ; il y a des mots qu’il ne faut pas dire d’une certaine façon : “peut-être”, “sentir”… Il y a déjà, chez Marivaux, une perception du “tropisme”, c’est-à-dire ce qui passe à travers des formules innocentes.

C’est la langue de Marivaux qui m’a amenée à lui. Un coup de foudre pour sa langue ! Pour monter Marivaux, il faut lire Marivaux, ses textes philosophiques, ses romans. Surtout les textes philosophiques, si drôles, si intelligents !

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Quartiers d'Ivry au Théâtre Antoine Vitez

1, rue Simon Dereure 94200 Ivry-sur-Seine

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Quartiers d'Ivry au Théâtre Antoine Vitez
1, rue Simon Dereure 94200 Ivry-sur-Seine
Spectacle terminé depuis le dimanche 4 février 2007

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