Silvia et Arlequin se portent un amour pur et réciproque, mais le Prince a jeté son dévolu sur la jeune villageoise. Il la fait enlever, la garde en son palais, et livre les amants à Flaminia pour qu’elle mette en oeuvre la machination de la double inconstance. Pas à pas, les amoureux sont pris au piège d’une mise en scène habilement menée sans jamais s’apercevoir qu’ils en sont les acteurs, ou les marionnettes. Silvia se laisse séduire par un officier qui se révélera être le Prince tandis qu’Arlequin tombe sous le charme des paroles de Flaminia. Un couple défait en donne deux.
L’amour qu’on pensait éternel cède le pas au temps du plaisir éphémère. Le monde rural, rustique, pauvre et impuissant ne résiste pas à la corruption de la cour, de la coquetterie, de la richesse et des honneurs. L’inconstance du monde, son instabilité, contamine qui croit être fidèle à ses émotions et pense n’être que le spectateur de ce déséquilibre sans y participer.
Marivaux (1688-1763) donne La Double Inconstance au Théâtre-Italien en 1723. À 35 ans, il est journaliste et l’auteur reconnu de plusieurs pièces et romans. La Comédie- Italienne a déjà monté avec succès trois de ses pièces, dont La Surprise de l’amour, tandis que sa première tragédie, Annibal, a chuté au Théâtre-Français. La Double Inconstance est l’objet d’un compte rendu détaillé du Mercure, qui montre que la version que nous connaissons diffère de celle qui fut interprétée à la création. La « métaphysique du coeur » frappa les contemporains plus que la représentation des relations sociales. Le jeu de l’actrice Silvia, muse de Marivaux, est pour beaucoup dans le succès de la pièce qui ne quitte plus le répertoire des Italiens jusqu’en 1757, avant de disparaître totalement de la scène pendant un siècle et demi. La Comédie-Française la fait entrer au répertoire en 1934.
Pour sa première mise en scène à la Salle Richelieu, Anne Kessler présente La Double Inconstance, pièce de contrastes, lumineuse et sombre, joyeusement tragique. Pour elle, le théâtre de Marivaux apporte à l’acteur une sensation de virtuosité grisante, l’expérience d’une sensibilité exacerbée, et plus particulièrement dans cette pièce qui livre les personnages à l’expérimentation sentimentale. Un spectacle qu’Anne Kessler souhaite inscrire dans la particularité du rapport au public de la salle à l’italienne, un rapport proche et intime avec l’oeuvre de Marivaux.
« Salle Richelieu, Anne Kessler fait de la « Double Inconstance » un joyeux manifeste, un « work in progress » situé dans un foyer des artistes - style Comédie-Française... (…) Anne Kessler aurait pu la tirer davantage vers la noirceur, elle a préféré en exalter la malice et la gaieté. Sa démarche est servie par une distribution de haut vol. » Philippe Chevilley, Les Echos, 9 décembre 2014
« Il y a, à chaque instant, un art très inventif de nous rappeler à la réalité quand nous sommes dans un rêve (...) et de nous rappeler à la fiction quand nous sommes dans le quotidien de la vie. Dans ce goût des changements d'angle et de perspective, tous les coups sont permis (...) » Gilles Costaz, Le Point, 10 décembre 2014
« Ecouter Marivaux est un pur enchantement. Les comédiens-français le disent au soupir près. C'est d'une beauté grisante : une langue fluide et vive, une langue pour la simplicité et pour le sublime, une langue concrète et lestée de mille et une significations secrètes. Car c'est l'âme qui parle, par-delà la condition sociale, c'est l'instinct, libre et audacieux de chacun. Et cela fait des étincelles ! (...) L'interprétation est éblouissante. » Armelle Héliot, Le Figaro, 5 décembre 2014
« De la mise en scène délicate d'Anne Kessler, bourrée d'idées poétiques ou cocasses, on retient moins la curieuse mise en abyme – ce seraient des acteurs répétant la pièce dans un décor miroir de la Comédie-Française... – qu'une façon subtile, assez sensuelle, d'étirer le temps. Cette langueur conduit naturellement les personnages à baisser leur garde et donne à entendre merveilleusement le texte. Il faut dire que la troupe est ici à son meilleur : Loïc Corbery et Florence Viala menant le bal, bien soutenus par de jeunes comédiens épatants. » Aurélien Ferenczi, Télérama TTT
« Le couple est une fiction ; il ne survit qu’en résistant à d’autres fictions. Anne Kessler met en scène le frottement sensuel entre ces fictions avec une inventivité joyeuse, vive, merveilleusement désordonnée par ses excès. La jeunesse des personnages est portée par celle des acteurs. C’est le jeu de l’amour et des regards. (...) La magie instantanée du spectacle ne serait rien sans les acteurs qui jaillissent du chapeau, tout en trompe-l’œil et trompe-le-cœur. » Philippe Lançon, Libération, 17 décembre 2014
Je retrouve La Double Inconstance que j’avais travaillée dans le rôle de Silvia avec Antoine Vitez, mon professeur à l'école de Chaillot. C'est avec cette pièce que j'ai rencontré Marivaux, que j'ai commencé à l'aimer et en l'aimant que j'ai compris que sa parole, que son théâtre allait bien au-delà des mots. Pour rendre compte par la mise en scène de la force de l'œuvre, il faut dépasser la musique du texte, surmonter l'émerveillement de la phrase et parvenir, avec les acteurs, au sens.
Bien souvent, on ne le perçoit qu'en situation de jeu. Après de nombreux va-et-vient du plateau à la table, de l'action à l'analyse, qui chez Marivaux, comme chez tous les savants du XVIIIe siècle, sont indissociables. Je dis « savant » car, chez ce maître du théâtre, l'expérience est au cœur du processus de création et, plus encore, elle est l'objet de l'œuvre. La Double Inconstance propose de soumettre le couple le plus uni, le plus solide, le plus homogène, le plus amoureux à une somme de contraintes sociales et psychologiques pour mesurer sa résistance et déterminer la position de son point de rupture.
Pour l'intérêt de l'expérience et pour que ses conclusions soient pertinentes, il est essentiel que rien dans son protocole – c'est-à-dire dans la mise en scène – ne soit artificiel. Commencer à plat. Ne pas précipiter les mouvements d'humeur, d'émotion. Ne pas « raconter ». Laisser progresser l'histoire malgré nous. Créer les conditions favorables à l'expression des phrases de l'auteur. Reconstituer les situations extrêmes auxquelles sont soumis les héros de la pièce et amener, par cette reconstitution, les acteurs à retrouver les réactions impulsives des personnages. C'est la situation qui les pousse aux accès de violence, et qui détermine l'impact... la vérité d'une réplique, le fait qu'elle « passe », et qu'on l' « entende ».
Marivaux a noté les mots avec une précision toute scientifique Avec exactitude et rigueur. Ce théâtre n'est plus celui de la tradition de l'acteur roi, mais de celle de l'auteur roi, de l'observateur éminent, du docteur en émotions humaines. Le siècle de Marivaux est celui de la science, celui de la volonté affirmée de comprendre le monde pour énoncer clairement les règles qui le régissent. L'auteur dramatique va prendre sa part du travail pour atteindre cet objectif.
Contrairement à certaines pièces où Marivaux manie des formes de langue très différentes selon l'origine sociale des personnages, dans La Double Inconstance, maîtres et valets s'expriment à peu près de la même façon. On a la sensation d'avoir affaire à des personnages presque à égalité, si l'on excepte le Prince. Cette égalité-là rend compte de l’effet miroir de la pièce, et souligne les situations doubles qui la traversent. Il ne s'agit pas d'une pièce dont le thème est l’inné et l’acquis, comme Le Jeu de l'amour et du hasard. Ici, nous sommes dans une pastorale idyllique où s'accordent dans l'amour puissants et serviteurs. J'emploie le mot « idyllique » pour désigner une forme d’abstraction. Quand Marivaux écrit que l'action se situe dans le palais d’un prince, il affirme que la réalité du lieu importe peu ou, plus exactement, que le réalisme n'est pas une garantie de vérité. Ce que la réalité transposée dans la pièce doit nous apprendre c'est que nous sommes moins les valets de nos maîtres que ceux de nos sentiments. Nous pensions les dominer, ce sont eux qui nous gouvernent. Pis encore, nous pensions pouvoir leur faire une absolue confiance et voilà qu'ils nous trahissent. C'est ce que nous apprend l'expérience en nous montrant, dans le spectacle, les personnages perdre pied peu à peu.
Cette « psycho-chimie » n'est pas affranchie des contraintes des sciences exactes. Il lui faut des catalyseurs. Ici, c'est le Prince qui en fait fonction : sans lui, pas de réaction. Au terme de l'expérience, Flaminia qui en est une des composantes essentielles, est profondément transformée. En revanche, le catalyseur, le Prince, comme en chimie, ne subit aucune modification au terme du processus réactionnel. S'il passe par de nombreux états d'âmes contradictoires, il revient, à la fin, à sa position première. L'auteur propose à l’acteur mille humeurs, mille tourments, mille changements physiques et le rétablit, à l'issue de la preuve par l'expérience, dans son état initial.
Je crois qu'avec La Double Inconstance, Marivaux veut raconter l’histoire d’un complot ; or rien ne ressemble davantage à un complot que la création d’un spectacle. On y complote pour le bonheur du spectateur. On répète, encore et encore, en secret, comme si l'on travaillait dans un laboratoire. Il me semblait qu’il pouvait y avoir un lien entre les préparatifs d’un mariage et les préparatifs d’un spectacle, et j'ai voulu explorer ce parallélisme de la création. Je me suis bien sûr attachée à cette phrase de Marivaux que tout le monde connaît : « l’acteur, c’est celui qui fait semblant de faire semblant. » Et à cette autre : « si on me traitait d’homme d’esprit, j'en serais heureux, mais rien ne me ferait davantage plaisir que si on disait de moi que j'ai corrigé quelques vices chez certains de mes contemporains. »
Le rôle du théâtre, selon Marivaux, c'est de décrire sans dénoncer, c'est d'exposer sans juger, c'est d'observer sans trahir et c'est surtout de révéler sans chercher à convaincre. La science dramatique est un humanisme. Le décor de Jacques Gabel montre le foyer des artistes, comme une petite place où l'on assiste à la transformation de l'acteur en personnage. Le spectacle joue un double jeu en proposant une scénographie qui utilise un lieu de répétition, un lieu du XVIIIe siècle, mais un lieu d'aujourd'hui. L'espace de Marivaux va se créer devant les spectateurs ; ils croiront d'abord être propulsés deux cent cinquante ans en arrière, alors que non, ce qu'ils verront, c'est le Foyer des artistes, dans sa configuration actuelle. Pour moi, cela exprime le fait que c'est à la Comédie-Française que cette pièce est montée ; je veux montrer des acteurs de la troupe en train de répéter un spectacle pour des spectateurs d'aujourd'hui. Des spectateurs d'un monde qui lui aussi se complexifie. Les costumes des acteurs, pendant le spectacle, vont suivre le processus que connaissent les costumes lors d'une création. Ce seront d'abord des leurres, puis on oscillera entre ces leurres et les costumes « finis » ; ils ne seront prêts qu'à la toute fin, au moment où le spectacle est sur le point d'avoir lieu : ce spectacle, c'est le mariage du Prince avec Silvia, d'Arlequin avec Flaminia. Un mariage double, comme est double l'inconstance qui fait le titre de la pièce.
Anne Kessler, octobre 2014
Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française.
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