L'Amérique, suite

du 11 septembre au 20 novembre 2004
2H00

L'Amérique, suite

Un an après les attaques d’Al Quaïda. New York, dans la semaine précédant Noël est la plus belle ville au monde. Karl Rossman, à qui la finance permet de gagner plus que le président des Etats-Unis, est pris dans un terrible piège.

Résumé
Combattre pour le sens de l'histoire

Extrait

Quelques notes
Bienvenue au pays du portable et du jetable

L'action se passe à New York, un peu plus d'un an après l'attaque d'Al Quaïda contre les Etats-Unis.

L'Amérique se prépare à une nouvelle guerre. Les courses de Noël battent leur plein. Les rues décorées sont belles, resplendissantes. Un sapin de 200 ans a été coupé et mis comme arbre de Noël devant le Rockefeller Center.

Des hélicoptères patrouillent dans le ciel. La police navale contrôle les accès maritimes de la ville ; en faction, devant les tunnels et les ponts, les unités spéciales de la police. La ville est sécurisée, mais il y règne une ambiance très tendue. Les photos des extrémistes musulmans occupent la une des journaux. Plus loin, sur les autres pages, on peut éventuellement lire quelque chose sur la récession.

Dehors, il fait très froid. Depuis des jours, le vent de l'océan souffle. Dans la semaine précédant Noël, New York est la plus belle ville au monde.

Texte français : Ubavka Zaric avec la collaboration de Michel Bataillon.

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" Permettez-moi de me présenter : je suis un être humain dont on a volé l'identité. De moi, la seule chose que je puis affirmer avec certitude, c'est que je suis une femme, que je suis au seuil de la maturité et que j'habite l'Europe, à l'heure du changement de millénaire. Tout le reste est assez vague, indécis et opaque. " Biljana Srbljanovic, décembre 1999

Elle est de cette génération de dramaturges femmes, qui comme Sarah Kane et Déa Loher, combattent pour le sens de l'histoire et de l'Histoire. Comme Edward Bond, elle sait que : "toutes les révolutions sont inscrites au dos du calendrier".

Et elle ne cesse de le tourner et de le retourner, ce calendrier…
Le 9 novembre 1989 dans Supermarché.
Et ici, le 11 septembre 2001...
Ces dates font désormais partie de notre histoire, de notre culture.

Dans La trilogie de Belgrade..., la perte de soi...
Dans Histoires de famille... la perte de l'innocence radicale, la perte de conscience...
Dans La chute... la perte de la raison... 
Dans Supermarché... la perte de mémoire...
Dans L’Amérique, suite, la perte d'équilibre est fatale.

Si l'on tombe on meurt.

Christian Benedetti

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Visiblement ivre, Karl est seul dans le noir. Partout, les restes du dîner. Karl est assis par terre, devant la fenêtre ouverte qui laisse entrer les lumières de la ville. Il fixe son regard dans une direction indéfinie. De temps en temps, une sirène ou un autre son aigu transpercent le silence de la nuit. Le vent lui souffle au visage. Habillé d'une chemise fine et pieds nus, il tremble. Il verse le reste du vin de la bouteille, il boit, sa tête tourne. Malgré lui, la mélodie de Noël, du début de l'histoire, commence à résonner dans sa tête si fort qu'on l'entend aussi. Le son est déformé, la voix presque méconnaissable, mais la chanson y est :

" Since we have no place to go
Let it snow, let it snow, let it snow…. "

Karl chantonne ce qu'il entend. Il se lève et se traîne jusqu'à la cuisine. Il chante de plus en plus fort et cela résonne terriblement. Il attrape l'étagère qui cache le coffre-fort et avec fracas la pose par terre. Toutes les choses qui étaient dessus tombent. Karl monte sur le lave-vaisselle et colle son oreille contre la serrure du coffre-fort. La musique est assourdissante mais, en tournant la roue, comme il a vu faire dans les films, Karl "écoute" le bruit de la serrure du coffre-fort. Il choisit un code au hasard, essaie d'ouvrir. Sans succès. Il écoute de nouveau. Il tourne la manette, la tourne. Il renonce. Dans un de ses tiroirs, il prend un énorme tournevis. Il l'enfonce dans la serrure, il cogne avec le marteau, il cogne et le tournevis et la serrure et le mur. Puis on entend cogner de l'autre côté du mur. Karl s'arrête. Il essaie de faire sauter la serrure. Sans succès. Le téléphone sonne. En essayant d'attraper le téléphone, Karl se casse presque le cou. Ivre, il répond.

Karl : Oui ? Oui…Oh, Raoul ! Mais c'est Raoul ! Raoul m'appelle ! Dis Raoul, qu'est-ce que je peux faire pour toi ? Qu'est-ce qu'il te faut ? Allez, Raoul, dit librement. Combien il faut que je paie ? Enfin, Karl se tait et écoute. Qui a appelé ? Qui se plaint ? Non, ce n'est pas chez moi. Non. Pendant qu'il prononce ces mots, Karl enfonce le tournevis dans une petite fente qu'il a fait dans le coffre-fort. Je n'ai rien entendu. Rien. De toutes ses forces, Karl cogne le tournevis avec le marteau. Comment ? Maintenant ? A ce moment ? Juste à ce moment ? Je n'ai pas entendu. Non. Karl rit d'un rire d'ivrogne. De nouveau, il cogne encore plus fort. La porte du coffre-fort cède. Comment ? Quand ? Maintenant ? Tu sais quoi ? En fait, cette fois j'ai aussi entendu. Je ne sais pas ce que c'est. Ce n'est pas chez moi. Karl rit fort. Il ouvre la porte du coffre-fort. Je ne sais pas de quoi il s'agit, Raoul. Ce n'est pas chez moi. Je ne sais vraiment pas comment je peux t'aider. Karl raccroche. Ivre, il rit aux éclats. Il regarde dans le coffre-fort. Il en sort une enveloppe blanche et une petite boîte en velours. Il s'assied derrière la table. Il ouvre la boîte. Il y trouve une précieuse montre en or. Il prend la montre, l'observe et la met à son poignet. Puis il ouvre l'enveloppe et en sort quelques photos. Il regarde. Les photos sont de formats différents. Karl les regarde une à une. Il les contemple, les tourne en cherchant une explication Puis il s'arrête sur une photo qui porte une inscription au dos. Karl lit à haute-voix. A la maison. Le téléphone sonne. On voit Karl frissonner presque. Il regarde le téléphone, il se lève et décroche. (La voix rauque) Allô ? (Il tousse, il répète ) Allô ? Le silence. Karl écoute. Impatient, il répète. Allô ? De l'autre côté le silence puis ce "click" et le crépitement de la ligne téléphonique. Madame ? Madame, est-ce que c'est vous ? Madame…

Karl écoute. Puis, sans aucune pause, très émotif, il se met à parler. 
Non, madame, ce n'est pas Sam. Je ne suis pas Sam. Sam n'habite plus ici. Je ne sais pas où il est. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Qui est Sam, madame ? Et pourquoi vous ne savez pas où il est, si c'est votre fils. Pourquoi vous pensez qu'il est là et pourquoi vous pensez que c'est moi ? Vous ne reconnaissez pas votre propre enfant ? Comment est-il possible que vous le confondiez avec quelqu'un d'autre, un parfait inconnu ? Sa voix, n'est-elle pas quelque chose de particulier pour vous ? Vous ne connaissez pas la voix de votre propre fils ? Karl se tait et pose l'écouteur sur ses genoux. Il ne raccroche pas. Après quelques instants, il recommence. Sam est peut-être en danger. Il a peut-être besoin de votre aide. Il a peut-être envie de vous entendre. Il regrette peut-être de ne pas vous avoir vu depuis si longtemps. Il regrette que vous ne soyez pas venu lui dire au revoir quand il est parti, que vous ne lui ayez pas répondu à ses lettres…

Karl écoute ce que la vieille dame peut dire pour sa défense. Madame ? De l'autre côté, le silence. Sam est mort, madame. N'appelez plus. Karl raccroche.

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L'Amérique, suite n'est pas une pièce anti-américaine, mais énonce comment il est impossible de survivre et d'avoir une identité à l'intérieur d'un système, en dehors de l'espace d'un billet de banque devenu la référence mondiale, ayant la prédominance sur les autres, en l'occurrence : le dollar.

Il n'y a rien à échanger. L'important, c'est l'apparence, pas ce que l'on est. Daniel veut paraître jeune, gai, heureux... Il court après le temps, l'argent, les femmes... Il consomme sans joie, mais avec frénésie, pour combler le vide.

Karl est conditionné par son apparence physique. Il cache un corps médiocre sous des vêtements de luxe. Il possède tous les objets signifiant de sa réussite sociale, ce qu'il faut avoir, même si l'on en retire aucun plaisir particulier. Son appartement est le territoire de sa réussite.

Le Clochard met en spectacle l'histoire des USA, il vend une guerre : la guerre du Golfe, le Viet-Nam, peut importe, il fait du commerce avec l'histoire de son pays dont il n'est plus lui-même qu'un bout oublié.

Irène n'a d'identité que celle qu'on lui colle dès qu'on la voit. Une couverture de journal au mieux, un fantasme masculin inatteignable, image d'une réussite virile quand on la possède,...une pute au pire. Mais... elle a renonce a son identité pour en avoir une autre... et le prix est cher : elle doit renoncer à celle de son frère dont l'existence ni la mort ne seront validées.

Karl devient haineux lorsqu'il commence à perdre son identité et qu'il a l'impression que tout le monde lui en vole des morceaux.

Le portier et le serveur sont les deux représentants méditerranéens qui ont construit eux-aussi l'Amérique notamment à travers l'imagerie cinématographique et les faits divers.

Les personnages de L'Amérique, suite représentent à la fois des archétypes et des clichés. La pièce joue sur les contraires. Par exemple, Irène et Mafi : Une (Mafi) à la poitrine proéminente, image primitive de la maternité... rassurante pour l'enfant... Une (Irène) image primitive du fantasme et du désir masculin inatteignable et glacé, la réussite virile, et androgyne.

La serveuse dont on a oublié le visage car elle n'est personne, à peine une fonction qui est de servir des clients absents et qui se gratte sans cesse ce visage oublié, comme pour en découvrir un autre sous celui qui la fait souffrir et qu'elle détruit. C'est au comportement de ces personnages que l'on s'intéresse, pas à leur humanité. Il y a aussi des voix sans visages (Suzy, la mère).

Biljana Srbljanovic reprend une série de thèmes du roman de Kafka, dont le titre original est Le Disparu ou L'Oublié. Le livre de Kafka n'est pas un roman sur l'Amérique, mais sur la disparition et l'oubli (comment peut-on disparaître et être oublié ?). La fin du roman de Kafka a lieu dans un théâtre, le surnom de Karl est "négro" (dans la pièce, Karl dialogue avec un enfant noir qu'il est le seul à voir).

Il y a de nombreuses allusions au roman. K pour Karl Roosman. K pour l'Est. K pour Kippour.

Un personnage qui se retrouve face à d'autres lui faisant subir une série de vexations dont on ne connaît pas la cause, cette idée de la faute dont on ne connaît pas l'origine (le Karl de la pièce sait eut-être quelle faute il a commise, le spectateur ne le saura jamais). Le Karl du roman lui, a mis enceinte la bonne... voilà la faute.

Karl n'est pas malade : il se retrouve confronté à un complot qui existe effectivement (les nuisances qu'il subit de la part du portier et du serveur sont bien réelles). Il est, dans cette situation, comme un rat d'expérience.

Karl est européen : il porte avec lui la culture, la tradition et la mémoire de l'ailleurs. Les autres ne l'ont plus : ils ont perdus leur identité. Karl, lui, se bat pour conserver son identité et sa mémoire. Son appartement contient des traces, la mémoire de son prédécesseur. Contrairement à l'Europe, qui s'est construite sur et par l'Histoire, ici, c'est comme si avant n'existait pas. On court vers l'oubli.

Dans toutes ses autres pièces, Biljana Srbljanovic parle de l'Amérique, de l'extérieur. Ici, elle en parle, et s'attaque au mythe, de l'intérieur. Pour détruire ce mythe, elle utilise les clichés. Au pays de l'opulence la majorité de la population subit à la fois un appauvrissement matériel (pauvreté de plus en plus importante) et un appauvrissement des origines (à l'instar du personnage central de Supermarché, Léonid Crnojevic, qui souhaite changer son nom pour aller au USA et devenir ainsi Léo Black).

L'Amérique accueille ceux qui arrivent non tels qu'ils sont mais tels qu'ils doivent être à ses yeux. Léo Cnrojevic dans Supermarché : il est devenu Léo Schwartz en Autriche. Et lorsqu'il dit qu'il aurait dû partir en Amérique... pour être comme tous les autres, avant de brûler son journal, il crie son nouveau nom : Léo Black. Ensuite voulant se suicider en se pendant au radiateur, le tuyau cède laissant jaillir l'eau comme celle des remorqueurs qui accompagnent les paquebots d'immigrés arrivant dans le port de New-York avant de passer par le rite purificateur du changement de nom sur long Island. Il crie ensuite Amérique...

La scénographie fait intrinsèquement partie de la dramaturgie. Il y a des constantes, notamment la transparence, la superposition, l'interpénétration entre le dedans et le dehors.

New York est une ville que tout le monde pense connaître, par la télévision, les photographies, les cartes postales. Pourtant, personne ne la connaît. L'appartement de Karl est aussi la ville (les building sont des éléments du décors et deviennent meubles, réfrigérateur,...). Le mur est en verre, ce qui permet, depuis l'appartement, de regarder dehors, et, depuis le trottoir, de voir l'appartement et New York. Dans un même temps, en fond de scène, seront projetées des images de New York que tout le monde connaît (séries américaines). Chacun verra sa New York.

Dans les pièces de Biljana il y a toujours le sujet apparent et le sujet réel. Le sujet apparent sert de trame et de facture à la construction de la pièce : ici la recherche de l'identité. Le sujet réel est le sens profond : la violence infondée imposée ou subie... Peut-on s'en défendre sans la combattre ?

Christian Benedetti

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L'Amérique, après le 11 septembre 2001. Un homme, Karl Rosman, - clin d'œil à Franz Kafka et au personnage principal du roman L'Amérique -, est en train de perdre son travail. Son meilleur ami, Daniel, trompe constamment sa femme, Mafi, le grand amour de Karl, jamais accompli. Dans l'appartement de Karl, situé dans un quartier chic de New York, Daniel meurt d'une overdose de cocaïne en présence d'une maîtresse. Mafi en est presque soulagée, car elle ne restait avec lui que pour être plus près de Karl, qu'elle aime de tout son cœur.

L'histoire pourrait avoir un happy end, mais il est trop tard. Mafi a décidé de déménager et de commencer "une nouvelle vie"…, en Floride, bien entendu. Endetté, privé de ressources, Karl n'a personne pour l'aider. Il comprend que, sans argent, il ne vaut pas plus qu'un clochard vaut à ses yeux. Mais, même défoncé par la drogue, ce clochard qu'il croise dans une station de métro, possède beaucoup plus le sens des affaires qu'on ne le croirait.

Pour apitoyer les passants et gagner un peu d'argent, il se fait passer pour un "vétéran" de la guerre du Golfe, mutilé et traumatisé à jamais. C'est une histoire qui paye, à condition que quelqu'un soit encore prêt à l'écouter. A l'heure du Prozac et de l'industrie de l'oubli, les gens n'aiment pas avoir mauvaise conscience et la guerre du Viêt-nam est une plaie qui ne cicatrise pas.

Dans ce pays de solitude, la voix d'une femme âgée sonne encore plus terriblement. Avec l'obstination d'une mère, elle laisse sans cesse des messages sur le répondeur de Karl. Elle cherche à parler à son fils qui a sans doute vécu dans cet appartement et qui a mystérieusement disparu. Travaillait-il au noir dans les tours jumelles ? Etait-il l'un des terroristes ? Ou bien un homme qu'une erreur du parcours a fait "sans domicile fixe" ? Que lui est-il arrivé ? Pas de réponse. A tous les appels à l'autre, seules répondent le silence, le vide, l'abîme, la mort.

Magistralement, Biljana Srbljanovic dévoile la profonde solitude et le désarroi de l'être humain dans cette société régie par les médias et le marketing, par l'industrie de la distraction et de l'apparence. Dans ce monde où tout est devenu "portable et jetable", l'auteur signe un de ses meilleurs textes qui nous laisse un goût d'amertume, la peur pour notre devenir, notre avenir.

Ubavka Zaric
L’Amérique, suite de Biljana Srbljanovic

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Spectacle terminé depuis le samedi 20 novembre 2004

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