Carlo Gozzi (1720-1806) : lhomme qui avait tort
Le Comte Gozzi naquit en 1720 dans une famille de nobles vénitiens très bien ruinée,
et parfaitement déchirée de lintérieur. Il passa sa vie en conséquence à
ruminer des soucis dargent - comme beaucoup de grands dramaturges - et à fomenter
des procès que les difficultés pécuniaires aussi bien que son humeur irascible lui
inspiraient.
Engagé à dix-sept ans dans les troupes que Venise tenait stationnées en Dalmatie, le
jeune homme, poète et chansonnier de tout son cur, goûta à loisir les
vicissitudes parfois burlesques et parfois dangereuses de la vie de garnison. Mais il y
rencontra également ce quon appellerait aujourdhui le "théâtre aux
armées" - le jeune officier, particulièrement prolixe et cocasse sur la scène,
mais fort taciturne et réservé dans la vie, semble avoir fourbi là ses premières armes
comiques.
Ce ne fut pourtant quà quarante ans que Carlo Gozzi devint auteur dramatique, il
sy détermina pour mieux chercher querelle à ses contemporains, labbé
Chiari, et lavocat Carlo Goldoni qui tenaient à eux deux le haut du pavé
théâtral dans la Sérénissime. Les comédies de Goldoni, souvent écrites en dialecte
vénitien, attiraient les foules dans les théâtres de la ville ; elles représentaient
la modernité, lexcitation des "idées nouvelles" aux accents
philosophiques et rousseauïstes qui soufflaient alors sur lEurope... Irrité par ce
quil jugeait être une platitude dinvention épouvantable chez les auteurs à
la mode, le Comte se mit en devoir de leur damer le pion.
Lélément décisif de cette soudaine et fantastique déclaration de guerre fut
la rencontre opportune de Gozzi avec Antonio Sacchi, le directeur de la plus fameuse
troupe de commedia dellarte de lépoque. Coauteur non avoué et protagoniste
du Serviteur de deux maîtres de Goldoni quinze ans plus tôt, en 1745, Sacchi
venait pour lors de rentrer à Venise après une absence prolongée. Sa compagnie de
masques avait subi un exil forcé au Portugal depuis que les acteurs de Goldoni et de
Chiari sétaient mis à jouer "à la moderne", à visage découvert.
En 1760 la nouveauté était la comédie de murs à la française, telle que la
concevait lavocat imbu de Molière. Les "lumières" de Paris scintillaient
à lhorizon ; Diderot, là-bas, donnait lexemple de la nouvelle veine
dinspiration bourgeoise avec son Fils naturel, en 1757, puis le Père de
famille, en 1758 - des drames "réalistes", pesamment sentimentaux, qui
étaient censés instruire le peuple et le rendre philosophe... Ces choses faisaient
bouillir de rage laristocrate désabusé, et passablement misanthrope.
Gozzi avait tort. De tous les points de vue modernistes, ressasser la tradition
vénitienne était à contre-courant de tout. Cétait rêver dun théâtre
ancien, anti-encyclopédiste et joyeusement délirant - tel que le pratiquait, en France
même, avec un énorme succès populaire dailleurs, lOpéra-Comique de
Favart dans le cadre de la Foire Saint-Germain. Quant à songer à remettre les masques à
la mode auprès des Vénitiens, vouloir en refaire la coqueluche du public désormais
habitué aux scènes de Goldoni, cétait une gageure trop absurde pour pouvoir être
prise au sérieux.
Cest pourtant ce que réussit à accomplir brutalement, en quelques mois, de
janvier 1761 à janvier 1762, la brillante association de Gozzi et de Sacchi. Ce dernier,
un Truffaldino hors de pair, était accompagné des héritiers les plus distingués
de la tradition comique italienne. Il y avait Cesare Darbes en Pantalone - lui
aussi ex-collaborateur occasionnel de Goldoni - Agostino Fiorelli en Tartaglia, et
Antonio Zannoni en Brighella. Ces gens se trouvaient à ce moment-là en marge de
la vie théâtrale de Venise, avec leur précieux répertoire de gags, leur patrimoine de
dialogues à lemporte-pièce et à géométrie variable, de drôleries bien rodées
à toutes les situations comiques.
Cétait léquipe rêvée pour servir les desseins en restauration
fantastique du teigneux Carlo Gozzi ; pour survivre, Sacchi et sa "brigade"
devaient coûte que coûte reconquérir la confiance et laffection du public
vénitien - par ailleurs lhabileté de la troupe permettait à Gozzi de ne pas
lasser son imagination dans lécriture du détail de certaines scènes, mais de
confier un simple canevas sur lequel les acteurs pouvaient broder à leur convenance. Dans
le Roi cerf les scènes de comédie ne sont pas écrites, seulement indiquées :
"Truffaldino se lamentera sur linfidélité de Smeraldine", etc... Les
comédiens savaient comment remplir ces vides eux-mêmes en puisant dans leur répertoire.
Le coup denvoi de la reconquête fut donc donné le soir du 21 janvier 1761,
lorsque la troupe présenta un spectacle nouveau, tressé sur un canevas de Gozzi : LAmour
des trois oranges. Il sagissait dune parodie drolatique des uvres
"psychologiques" de Goldoni et de lemphase prétentieuse de Chiari... A
cette époque facétieuse - où la propriété littéraire nexistait pas - les
parodies constituaient un genre courant fort goûté. En France, par exemple, chaque
tragédie ou presque avait droit à sa parodie, écrite à la hâte par quelque joyeux
humoriste du théâtre de la Foire ; Alexis Piron, Charles Collé, Charles Panard, tous
chansonniers satiriques, comme aussi Joseph Vadé ou Gaspard Taconet étaient passés
maîtres à ce jeu-là. Leurs moqueries farfelues attiraient infiniment plus de public que
les uvres originales - elles attiraient aussi, bien entendu, la haine des auteurs
bafoués, fussent-ils Voltaire ou Denis Diderot !
Dans cette optique déformante le succès des " Trois oranges "
fut brillant et vif ; la joie du public enhardit le Comte Gozzi qui brossa aussitôt une
uvre originale de sa façon cavalière - et tout de même éminemment poétique : Il
Corvo, (Le Corbeau), représenté en octobre de la même année devant une
audience accrue. Il ajouta, dans les premiers jours de janvier 1762, Il Recervo, (le
Roi cerf), qui fit courir tout Venise. Le parfait accord entre lécriture
dilettante de Gozzi, la naïveté cocasse dune grosse machinerie, et le
professionnalisme des acteurs faisait merveille. Quelques semaines plus tard, le 22
janvier 1762, Turandot marquait définitivement la victoire des contestataires,
achevant de mobiliser le public en faveur de Carlo Gozzi et des tenants du masque, des
lazzi, et des coups de théâtre à vous couper le souffle...
Tant et si bien quau mois davril de la même année Goldoni écuré,
délaissé, acceptait une invitation à venir travailler à Paris, et quittait Venise pour
toujours... La terrible ironie est que le réformateur - sur qui Diderot était
publiquement accusé davoir copié ! - trouva la Comédie Italienne parisienne en
pleine déconfiture dans le vieux Théâtre de Bourgogne de la rue Mauconseil ; il dût se
mettre à travailler avec les masques quil avait arrachés en Italie !
Cependant, à Venise, la cause du fantastique était entendue ; Gozzi triomphait.
Davoir chassé son concurrent, ou plutôt son ennemi, ne lempêcha pas de
continuer à fournir à la troupe de Sacchi, désormais accrochée à son invention et à
son insolente misanthropie, La Femme serpent dès le carnaval dautomne.
Cinq autres pièces suivirent ; lavant-dernière, en janvier 1765, LAugellino
belverde, reprenait un personnage des " Trois Oranges ",
comme sil sagissait pour lauteur de clore un cycle de création intense.
Cétait cet Oiseau vert inoubliable, si brillamment recréé par Benno
Besson à Genève en 1982, et pour lequel Jean-Marc Stehlé, le décorateur, avait
inventé entre autres féeries époustouflantes, un étonnant "escalier
gonflable".
La mode de ce "théâtre fabulesque" dura jusque vers 1780, époque où Carlo
Gozzi commença à rédiger ses Mémoires inutiles qui allaient loccuper
pendant dix-huit années de sa longue vie.
Il vécut suffisamment pour subir les contrecoups de la Révolution française, ce
"mal français" dont il avait subodoré lextension. Il assista à
lécroulement de la République de Venise rayée dun trait de plume en 1797
par le corse Buonaparte - cela au nom de trois vertus emblématiques bien propres à faire
ricaner le vieil ours solitaire qui daubait sur "le doux rêve dune démocratie
impossible à faire entrer dans les faits, nous avons bien vu".
La création dun Empire triomphant et autoritaire par lassassin de Venise
la Sérénissime ne pouvait que renforcer son sens de la dérision des entreprises
humaines touchant la politique en général et les croyances des peuples.
A sa mort, en 1806, Gozzi naurait rien eu à ajouter à ce quil écrivait
en 1798, au moment où il publiait ses Mémoires : "Les hurlements des
rêveurs qui vantaient "Liberté, Egalité et Fraternité", nous ont rompu les
oreilles : quant à ceux qui ne rêvaient point, il leur a fallu feindre de rêver, afin
de protéger leur honneur, leurs biens, voire leur vie". - Phrase prudente, certes,
et tristement intemporelle, qui convient à toutes les formes dautocratie, quels que
soient les vents qui leur donnent des ailes.
Claude Duneton
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