- Fedor Dostoïevski (1821-1881)
En 1844, Dostoïevski écrit son premier roman, Les Pauvres Gens qui connaît un
succès certain, ce qui n’est malheureusement pas le cas de ses romans suivants. En
1847, il fréquente le cercle du socialiste utopiste Petrachevski et en 1849 il est arrêté
et emprisonné avec les autres membres. Déporté dans un bagne de Sibérie, il
partage sa vie avec des forçats de droit commun. Il écrit dans sa correspondance : « Je n'ai pas perdu mon temps : j'ai appris à bien connaître le peuple russe, comme
peut-être peu le connaissent. ». C'est un tournant dans la vie de l'auteur. Il
abandonne ses sentiments libéraux et se tourne vers la religion et le monarchisme.
Cette conversion sera à la racine même de son chef-d'oeuvre, Crime et châtiment.
Sa peine se termine en 1854 et il est affecté comme officier à un régiment de Sibérie.
Il recommence à nouveau à écrire et en 1857, il épouse Maria Dmitrineva Isaeva. En
1860, il obtient sa retraite comme sous-lieutenant et l’autorisation de rentrer vivre à
Saint-Petersbourg, sous la surveillance de la police secrète. Il renoue alors avec les
libéraux et fonde avec son frère Mikhaïl une revue modérée et nationaliste, Le
Temps, qui sera interdite en 1863. Malgré les ouvertures politiques qui suivent
l’arrivée au pouvoir du tsar Alexandre II en 1855, on assiste à l'émergence de
mouvements révolutionnaires violents, ce qui inquiète beaucoup Dostoïevski.
En 1862, il se rend en Europe pour la première fois et rencontre Apollinaria Souslova.
Sa femme meurt en 1864, puis son frère Mikhaël en 1865. Il est couvert de dettes et
pour échapper aux créanciers, il continue à voyager et tente de faire fortune à la
roulette. On trouve des échos de sa passion maladive du jeu dans Le Joueur (1866)
ainsi que L'adolescent (1875). Il revoit Apollinaria Suslova qui refuse sa proposition
de mariage.
Ces années d'errances et de troubles marquent profondément
Dostoïevski. Son aversion pour l'Europe et la démocratie grandit. Il publie le célèbre
Carnets du sous-sol qui est en quelque sorte une réponse au roman Que faire ? du
révolutionaire Tchernitchevski. Selon Dostoïevski, l'égalité démocratique n'efface pas
la violence des rapports humains mais l'exacerbe au contraire.
Il engage Anna Griogorievna Snitkine comme secrétaire et elle devient sa femme en
1867.
La situation du ménage s'améliore, Dostoïevski renonce au jeu et se met à
travailler régulièrement, publiant ses oeuvres les plus abouties : Crime et Châtiment,
l'Idiot, Les Démons. Il écrit le Rêve d’un homme ridicule en 1877. Son oeuvre
romanesque s'achève par le monumental Les frères Karamazov, qu'il publie à l'âge
de 60 ans.
Le succès populaire arrive enfin. Son Discours sur Pouchkine (1880) fait
même de lui un héros national. Il succombe à une hémorragie en 1881 et est enterré à Saint-Pétersbourg. Ses obsèques sont suivies par 30 000 personnes.
Saint-Pétersbourg, 1849. Le 16 novembre, pour non-dénonciation d’une "lettre criminelle envers la religion et l’Etat", le tribunal militaire condamne Dostoïevski, Grigoriev, et leurs camarades à la peine capitale. Cinq jours plus tard, le peloton d’exécution les met en joue. Au dernier moment, note Herzen dans ses Mémoires, "le général Rostovtsev déclare aux condamnés que le tsar leur fait don de la vie. L’idée s’impose que ce général-là fut choisi entre tous parce qu’il était bègue". Dostoïevski fit quatre ans de bagne. Quant à Grigoriev, il perdit la raison.
Dostoïevski, à l’égal du Prométhée de Goethe, ne crée pas, comme Zeus, des esclaves sans voix, mais des hommes libres, capables de prendre place à côté de leur créateur, de le contredire et même de se révolter contre lui.
La pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes, la polyphonie authentique des voix à part entière, constituent en effet un trait fondamental des romans de Dostoïevski. [...] La conscience du héros est présentée comme une conscience autre, étrangère, mais en même temps elle n’est pas réifiée, ni fermée sur elle-même, elle ne devient pas simple objet de la conscience de l’auteur. [...]
Dostoïevski est le créateur du roman polyphonique. Il a élaboré un genre romanesque fondamentalement nouveau. C’est pourquoi son oeuvre ne se laisse enfermer dans aucun cadre, n’obéit à aucun des schémas connus de l’histoire littéraire, que nous avons pris l’habitude d’appliquer au roman européen. On voit apparaître, dans ses oeuvres, des héros dont la voix est, dans sa structure, identique à celle que nous trouvons normalement chez les auteurs. [...]
En effet, le dialogisme fondamental de Dostoïevski n’est nullement épuisé par les dialogues compositionnels, extérieurement " produits " entre les héros. Tout le roman polyphonique est entièrement dialogique. Les rapports dialogiques s’établissent entre tous les éléments structuraux du roman, c’est-à-dire qu’ils s’opposent entre eux, comme dans le contrepoint. Et donc le phénomène dialogique dépasse de très loin les relations entre les répliques d’un dialogue formellement produit ; il est quasi universel et traverse tout le discours humain, tous les rapports et toutes les manifestations de la vie humaine, d’une façon générale, tout ce qui a un sens et une valeur.
Dostoïevski a su percevoir les rapports dialogiques partout, dans toutes les manifestations de la vie humaine consciente et raisonnée ; là où commence la conscience, commence également pour lui le dialogue.
Mikhail Bakhtine : La poétique de Dostoïevski, 1929
(tr. fr. : Paris, Le Seuil, 1970, pp. 32-33 ; 77)
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