Une mise en scène ambitieuse confronte l’hymne à la tolérance de Nathan le Sage de Lessing, classique de la littérature allemande, à des textes de Elfriede Jelinek sur le terrorisme contemporain. Un dialogue sans concession entre hier et aujourd’hui et un questionnement indispensable, troublant mais vivifiant, hors des idées reçues et du politiquement correct.
L’intolérance religieuse et les guerres qui en découlent traversent les siècles avec une régularité effrayante. Les trois religions monothéistes, en revendiquant chacune un seul vrai dieu, n’ont cessé de créer des prosélytes persuadés que leur salut éternel viendrait de l’extermination des prosélytes concurrents. Face à ces combattants de la haine, des voix se sont élevées, dont celle de Lessing, emblématique disciple de la philosophie des Lumières en Allemagne.
Avec Nathan le Sage, il fait entendre un message de tolérance qui a traversé les siècles. Mais le monde a changé depuis 1779 et il ne paraissait plus possible à Nicolas Stemann de ne pas faire entendre en écho une parole d’aujourd’hui, celle de Elfriede Jelinek, grande voix du théâtre allemand contemporain pour construire cette aventure théâtrale qui bouscule les codes de représentation tout autant que le confort d’un discours lénifiant trop souvent inefficace.
D’après Gotthold Ephraim Lessing et Elfriede Jelinek, traduction et dramaturgie Mathieu Bertholet.
Elfriede Jelinek, Prix Nobel de Littérature 2004, a écrit Crassier - Drame Secondaire à Nathan que j’ai créé à Hambourg en 2009. Pour cette mise en scène de Nathan ! ?, l’auteure a complété sa pièce d’un texte écrit suite aux attentats de Paris : Bataclan. Dans ces textes, Jelinek confronte le monde des idées de Lessing aux réalités concrètes qui font nos relations sociales.
Jelinek le fait avec sa méthode propre du monologue à plusieurs voix, grace à laquelle elle varie et démonte des citations du texte de Lessing, les confronte au présent et les déroule jusqu’à l’absurde. La maison brûle — mais cette nouvelle bâtisse d’idées éclairées, celle que Lessing et son Nathan veulent construire en lieu et place de l’ancienne qui a brûlé, a tout de même une cave. Et qu’y trouve-t-on ? Qu’a-ton caché dans les tréfonds — au nom de la Paix ? Que se passe-til dans l’ombre des Lumières ? Pourquoi est-il tellement plus simple de se vouer à la haine porteuse d’identité plutôt que de se consacrer au rapprochement ? Que reste t-il des idées des Lumières après des siècles de guerres et de meurtres de masse au nom d’une soi-disant humanité (blanche) éclairée — jusqu’à cette lutte de la démocratie contre la terreur derrière laquelle se larve la guerre pour le pétrole et les terres au Moyen-Orient ?
Pleine de désespoir, Jelinek se moque autant de la folie sanguinaire des religions monothéistes que des idées et de l’humanisme des Lumières qui se sont coagulées depuis longtemps en un instrument d’oppression déguisé.
Nicolas Stemann, septembre 2016
Publiée en 1779, Nathan le Sage est la dernière pièce de Gotthold Ephraim Lessing. La parabole des anneaux, au centre du drame, est considérée comme l’un des textes-clés de la philosophie des Lumières sur la tolérance.
1187. Jérusalem, conquise par les croisés, est reprise par le sultan Saladin. Le vieux marchand juif Nathan rentre de voyage d’affaires. Sa fille Recha vient d’être sauvée de l’incendie de sa maison par un jeune Templier, lui-même épargné par Saladin pour sa ressemblance avec son frère Assad disparu. Nathan, qui avait déjà perdu sa femme et ses fils dans un incendie, voue sa reconnaissance à ce jeune chevalier qui la refuse, n’ayant fait — dit-il — que son devoir.
Pendant ce temps, Saladin est ruiné par sa charité philanthropique alors même qu’il a besoin de subsides pour poursuivre la guerre et garder la ville. Il convoque et interroge le riche marchand Nathan sur les trois monothéismes — dont un seul, en toute logique, doit dire le vrai — espérant que l’attachement du juif à sa religion lui permettra de s’emparer de ses biens. Nathan répond par la parabole des anneaux, reprise de Boccace : un père détient un anneau transmis de génération en génération et qui a le pouvoir de rendre aimable à Dieu et aux hommes celui qui le porte. Il ne peut se décider à choisir auquel de ses trois fils il le transmettra. Il en fait confectionner deux copies et prétend donner à chacun le véritable. Une fois le père mort, les fils s’accusent mutuellement de mensonges. Un juge les convaincra de se déterminer par les faits : celui qui détiendra le vrai anneau sera nécessairement le plus aimé des trois.
Nathan rapporte la parabole aux trois religions : la vraie religion est celle qui rend les hommes bons — la religion serait ainsi affaire de bonté et non de dogme ou de vérité. Entre-temps, le Templier s’est épris de Recha, la fille de Nathan qu’il a sauvée. Mais Nathan, qui vient pourtant de prêcher la tolérance, semble alors se méfier de cette possible union... Le chevalier apprend alors de la servante que Recha a été adoptée par Nathan et que ses parents étaient chrétiens : il s’en va demander conseil au patriarche de Jérusalem. Le patriarche condamne alors au bûcher, dans la scène suivante, le juif Nathan pour avoir élevé une chrétienne dans la fausse religion... Avant qu’un moine apporte la preuve que Recha et le Templier sont frère et soeur et qu’ils sont les enfants d’Assad — le frère de Saladin disparu et converti par amour au christianisme — ce que Nathan ne voulait avouer et que Saladin ignorait…
Le titre de votre spectacle Nathan ! ?, avec ce point d’exclamation suivi d’un point d’interrogation, est-il indicatif de votre questionnement ?
Nicolas Stemann : Tout à fait, c’est le signe que si l’on veut traiter de l’idée de tolérance aujourd’hui, on ne peut pas seulement en rester à un discours positif tel que le propose Lessing. Le rationnel ne peut pas être la seule clé de lecture. Il faut donc questionner la pièce à partir de là où l’on en est aujourd’hui pour tenter de trouver une réponse qui soit plus en accord avec notre époque qui, bien sûr, n’est plus identique à celle de Lessing, ce XVIIIe siècle des Lumières. Il me semble que la tolérance généreuse ne suffit plus face à la montée des extrémismes parce qu’elle est peut-être très exigeante pour nos contemporains et qu’elle ne répond plus totalement à ce dont ils pensent avoir besoin.
Pour questionner le texte de Lessing, vous avez ajouté deux textes de la dramaturge autrichienne Elfriede Jelinek. Pourquoi ce choix ?
N.S. : Parce qu’elle ne cesse de poser les vraies questions, les questions dérangeantes. Il me semblait qu’à l’idéalisme de Lessing il fallait opposer, ou tout au moins faire entendre, la parole plus réaliste, plus matérialiste de Jelinek, qui a baigné dans le marxisme. Elle questionne très directement la pièce, elle met en valeur les contradictions mêmes qui existent dans ce texte, par exemple des contradictions qui existent dans la famille de Nathan. Elle met en valeur l’autoritarisme d’un père qui exige de ses enfants cette tolérance qu’il présente comme obligatoire. Pour autant, la pièce de Lessing ne doit pas être considérée
comme d’un autre âge. Elle est extrêmement contemporaine quand elle insiste sur l’hypocrisie des religions.
Les textes de ces deux auteurs sont-ils mêlés ?
N. S. : Absolument. Cela permet de provoquer comme un courtcircuit,de faire jaillir des étincelles entre les énergies de ces textes. Visiblement on ne peut plus en rester à une vision idéaliste du monde et de l’humanité. Les dernières élections américaines ont montré que face à une candidate défendant assez traditionnellement la raison et la tolérance, c’est un candidat faisant appel à l’inconscient, aux sentiments primitifs profonds qui a gagné, même après deux mandats d’un président noir... Cela nous oblige à sortir de nos schémas d’analyse bien-pensants.
Extraits des propos recueillis par Jean-François Perrier en mars 2017.
« Les morts, tout le monde murmure, secoue la tête,
pardonne, ne pardonne pas, refuse la haine, vit sa haine, ça ne change rien,
les victimes sont enterrées ou brûlées,
on a fait sauter des lois, il y en a encore qui cherchent les morceaux,
mais ce sont des humains qu’on a fait sauter,
mais si tout un chacun ne saute pas pour si peu,
ils n’y peuvent rien,
et ça vaut pour tous.
et moi pas parmi eux,
parce que je n’aurais rien su y faire,
et que je n’étais pas pour non plus,
et je n’ai même rien fait du tout.
C’est de la musique ?
Oui, de la musique, pas à mes oreilles,
je n’y étais pas,
et voilà que ça pétarade,
un bruit de fou, un bruit qui enfle comme pour la fin du monde. »
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