Le garçon du dernier rang

du 3 mars au 12 avril 2009
1h30

Le garçon du dernier rang

Un professeur de lettres corrige les copies de ses élèves. L’un deux, qui préfère une place discrète au dernier rang, “celle d’où l’on voit tous les autres”, fait preuve dans son devoir d’un sens aigu de l’observation, et même d’un voyeurisme subtil. L’écriture de Mayorga multiplie les points de vue et balaie toute certitude, dans une savante construction qui se pare aussi d’humour.

Un regard aigu et déstabilisateur
La mise en scène de l'écriture
Juan Mayorga, un auteur à découvrir

  • Un regard aigu et destabilisateur

Un professeur de lettres corrige les copies de ses élèves. Affligeant ! Mais l’un d’eux, qui préfère une place discrète au dernier rang, « celle d’où l’on voit tous les autres », fait preuve dans sa narration d’un sens aigu de l’observation, et même d’un voyeurisme subtil. Encouragé par l’enseignant, il poursuit sa rédaction-feuilleton, pénétrant l’univers de deux familles, l’une bourgeoise avec ses espoirs et ses frustrations, l’autre plus proche de la vie intellectuelle et artistique. En un jeu subtil, la réalité et la fiction s’enchevêtrent jusqu’à se confondre. Mais quelles obscures intentions dissimule ce jeune homme et jusqu’où poussera-t-il ses manoeuvres ?

Voir le monde comme un bouleversant jeu de manipulation passionne Juan Mayorga. Toutes ses pièces en témoignent et souvent, tel un Deus ex machina, la manipulation et ses avatars - le jeu du pouvoir et l'humiliation - provoquent les décisions les plus inattendues. Quelques distorsions, un brin de lucidité, et le personnage accède à une révélation : sensibilité, déchirement, frayeur…

La pièce, Le Garçon du dernier rang, laisse paraître les traits spécifiques ou emblématiques de l'écriture de Mayorga. Un point de départ innocent, voire banal, va mettre au jour l’attitude complexe d'un adolescent, aussi attentif au réel qu'aux arrière-plans des comportements humains. Curiosité et créativité s’unissent en lui et le portent à une quête audacieuse qui va renverser le cadre de la réalité, bouleverser l'ordre établi, contaminer l'entourage et réveiller rêves, frustrations, ambitions inavouées, libertés entravées…

Plus la curiosité et la littérature se heurtent à l'interdit, plus s’ouvrent de nouveaux espaces aux esprits intrépides. Il s’agit ici de sillonner ces zones prohibées. La bonne foi et la révélation du cynisme au quotidien se conjuguent, tout comme la fragilité des sentiments et l'ennui qui recouvre le sérieux du monde. La manipulation peut certes se retourner contre le joueur : la vie culturelle, politique, sociale nous le prouve chaque jour.

La tentation de manipuler l'autre, de sentir que sa propre sphère d’influence s’étend est, chez Mayorga, comme une "règle d'or". Peut-on se délivrer de cette emprise ? Sûrement pas : le goût et la recherche du danger font partie des plaisirs de l'homme… Vivre dangereusement se révèle être un art et quand l'imaginaire se met au service de l'aventure, c'est un labyrinthe de possibilités qui s’ouvre et le théâtre permet de l’explorer.

Tout chemin dramaturgique n'est pas un jeu de piste balisé, certifié praticable. L’écriture de Mayorga multiplie les points de vue, balaie toute certitude. La liberté de la composition, la précision dans le dessin, le contraste des situations permettent une véritable radioscopie sociale et politique des personnages. Mais la savante construction de l’oeuvre se pare aussi d’humour. Et si l'existence nous enseigne que l'art sait aussi construire nos pensées, le théâtre, dans ses retranchements, peut aider à trouver le chemin. À l’utilitaire, le théâtre de Mayorga oppose le salutaire.

Jorge Lavelli

Texte français Jorge Lavelli et Dominique Poulange, Editions Les Solitaires intempestifs.

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  • La mise en scène de l’écriture, entretien avec Juan Mayorga


Irène Sadowska Guillon : Vous avez participé à l'atelier de travail d'acteurs sur Le Garçon du dernier rang dirigé par Jorge Lavelli au printemps 2008 à Orléans*. Que retirez-vous de cette mise à l'épreuve du texte ? Quel nouvel éclairage a-t-elle apporté à la lecture de l'oeuvre ?

Juan Mayorga : J'essaie de rendre, dans l’écriture dramatique, le côté magique de la narration romanesque qui permet, en un instant, de changer d'espace et de temps : la continuité du récit de Claude, le garçon du dernier rang, constitue une scène unique fragmentée qui est la somme de plusieurs espaces-temps. Lavelli a exploré magistralement, avec le jeu de l'espace et les relations des acteurs dans le lieu, la capacité qu’a le théâtre de restituer ce mouvement. L’ important dans la pièce, c'est la perspective : le regard du spectateur suit le récit scénique, tel qu’il est mené du point de vue du garçon.

I. S. G. : Dans Le Garçon du dernier rang, vous explorez la relation complexe, perverse, qui s'établit entre maître et disciple pour aboutir au meurtre symbolique du premier...

J. M. : Se référant au modèle du roman de formation - je pense au Wilhem Meister de Goethe -, la pièce en prend le contre-pied. Je pars de la réalité de notre temps pour explorer les zones obscures, les contradictions et les rapports de manipulation réciproque, de prédation, dans la relation professeur - élève. Dans ma pièce, à mesure que l'élève apprend et se révèle, il est dans une permanente tentative de tuer le maître. Ce sont deux solitaires, deux outsiders. Germain, le professeur, a choisi l'enseignement par vocation, par amour de la littérature qu'il veut partager avec ses élèves.

Après des années d'efforts, il est déçu et fatigué par la nullité, l'ignorance arrogante de ses élèves qu'il ne comprend pas. Il s'exile dans la littérature. Il a une meilleure relation avec les livres qu'avec les personnes, y compris sa femme ; et puis il y a ce garçon du dernier rang qui vit les problèmes d'une famille déstructurée. La rencontre de ces deux êtres qui ont la même fascination pour la littérature, l'art, la capacité d'observation et d'imagination, débouche sur une relation chargée de violence souterraine, d'ambiguïtés, de contradictions. Cette relation peut donner lieu à des interprétations diverses. En Argentine, depuis la création de la pièce,on parle dans le milieu de la psychiatrie du syndrome du « garçon du dernier rang » pour désigner un type d'adolescent issu d'une famille disloquée, agressif, manipulateur mais doué, qui est à la recherche d'un père et d'une mère.

I. S. G. : Cependant le parasitage de la famille de Rapha et du couple du professeur par Claude n'est pas réductible à la quête de la mère dans la mesure où il implique aussi une relation avec deux hommes et qu'il a pour finalité l'écriture…

J. M. : Claude s'est réfugié dans un cynisme d'adolescent. Il parle de l'absence de sa mère avec ironie et une certaine suffisance, comme quelqu'un qui pense dominer la situation. En même temps, il s'en sert pour provoquer la compassion, un sentiment de protection chez Esther, mère de Rapha. Il cherche à séduire à la fois par la parole, l'écriture (le poème adressé à la mère de Rapha, son récit lu par Jeanne, la femme du professeur), par l'attention et la compréhension qu'il témoigne aux deux femmes et par sa propre fragilité qui peut être attirante. Dans la mesure où il s'agit de deux femmes mûres, on pourrait certes penser à la recherche de la mère.

Mais le défi de Claude est plus complexe. Dans son rapport aux deux hommes, le père de Rapha et le professeur, il y a un défi au rival masculin mais aussi un défi à la littérature. En écrivant le poème à la mère de Rapha, Claude découvre que les mots ont le pouvoir de transfigurer une femme banale en une personne extraordinaire. Il vit dans la fiction littéraire qu'il a créée et s'y laisse entraîner. Contrairement à ce qu'il a prévu, il finit par tomber amoureux de la mère de Rapha qu'il avait méprisée car, à l'observer de plus près, il se rend compte qu'elle mérite l'affection, voire l'amour. Il éprouve probablement de l’affection pour Jeanne, la femme du professeur, traitée par celui-ci avec froideur et un certain mépris. Le personnage de Claude se montre cynique,égoïste et, en même temps, ayant besoin d'amour et capable d'en donner. Je pense que le propre du théâtre est de créer des situations paradoxales et contradictoires chargées de matières qu'on ne peut réduireà une définition.

I. S. G. : Peut-on qualifier de voyeurisme l'attitude de Claude qui s'infiltre dans la vie des autres pour en faire de la littérature ?

J. M. : À la différence d'un voyeurisme vulgaire, il y a le " voyeurisme " de Flaubert, la force de son regard quand il pénètre la vie et la douleur de Madame Bovary. Quand Jeanne regarde la famille de Rapha à travers le récit de Claude que lui transmet Germain, il se produit une chaîne de déplacements du regard. Alors que Germain est un lecteur critique, intervenant dans l'écriture, Jeanne est à la fois une voyeuse et la première lectrice normale, comme n'importe qui. Elle est la seule à voir dès le départ le danger de ce voyage à travers la littérature et l'intimité de la vie des autres, initié par Claude, partagé avec Germain et finalement avec elle-même.

I. S. G. : Au-delà des nombreuses références littéraires à Madame Bovary de Flaubert, au " work in progress " de Joyce, il y en a une à la mise en abyme de Don Quichotte. Claude est un écrivain, il domine et met en scène sa fiction littéraire dont il est lui-même protagoniste...

J. M. : Il y a une part de Don Quichotte dans chacun des personnages : tous vivent dans leurs fantasmes, dans leur propre microcosme : des affaires fumeuses avec les Chinois pour le père de Rapha, la décoration de la maison pour sa femme, la performance sportive pour Rapha, le marché de l'art contemporain pour Jeanne, la littérature pour Germain. Pour Claude, la création littéraire est un outil de conquête et de domination. C'est un écrivain qui sait ce qu'il construit mais la fin de son récit n'est pas celle qu'il a prévue.

Le point final, c'est la gifle que lui donne le professeur : elle marque la rupture entre eux. Ce geste de violence d'un mari humilié est en même temps une victoire de l'élève qui oblige ainsi le professeur à sortir de son rôle de maître. Ils sont maintenant à égalité. Claude est à la fois le personnage et l'auteur du Garçon du dernier rang. En ce sens il s'agit en effet d'une mise en abyme, dans le sillage de Don Quichotte : la pièce est une mise en scène de l'écriture ; elle s'écrit dans le temps de la représentation.

Irène Sadowska Guillon, le 21 novembre 2008

* Nouvelles écritures, nouvelles interprétations, dans le cadre des Chantiers nomades, avril 2008.

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  • Juan Mayorga, un auteur à découvrir

« L’oeuvre de Juan Mayorga - une trentaine de pièces - occupe une place singulière dans la nouvelle dramaturgie espagnole. Son théâtre,éminemment politique, s’attache à révéler les contradictions de notre système politique et social. Il renvoie à un grand théâtre du monde actuel, avec ses jeux de rôles, en interrogeant le théâtre comme art du mensonge, le rapport entre le politique et l’histoire et le conflit entre mémoire et pouvoir qui, pour imposer une certaine vision des faits, falsifie et instrumentalise l’histoire et le présent. Éthique, mensonge, trahison, imposture, désir de pouvoir, mécanisme de domination, d’appropriation de l’autre, perte de l’identité, sont des thèmes récurrents du théâtre complexe et radical de Mayorga. Un théâtre créateur de mémoire et de conscience qui nous met à l’épreuve d’une expérience et nous amène à la vivre comme un événement de notre propre biographie. »

Irène Sadowska Guillon

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Informations pratiques

Cartoucherie - Théâtre de la Tempête

Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris

Accès handicapé (sous conditions) Bar Cartoucherie
  • Métro : Château de Vincennes à 1 km
  • Bus : Cartoucherie à 174 m, Plaine de la Faluère à 366 m
  • Navette : Sortir en tête de ligne de métro, puis prendre soit la navette Cartoucherie (gratuite) garée sur la chaussée devant la station de taxis (départ toutes les quinze minutes, premier voyage 1h avant le début du spectacle) soit le bus 112, arrêt Cartoucherie.

    En voiture : A partir de l'esplanade du château de Vincennes, longer le Parc Floral de Paris sur la droite par la route de la Pyramide. Au rond-point, tourner à gauche (parcours fléché).
    Parking Cartoucherie, 2ème portail sur la gauche.

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Cartoucherie - Théâtre de la Tempête
Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris
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