Pièce d’actualité n°17 : en vrai

Aubervilliers (93)
du 23 mars au 3 avril 2022

Pièce d’actualité n°17 : en vrai

Une enquête sur scène. Épisode 1, Libye : l’enfer des exilés. Pour ce premier opus, Marie-José Malis s’est entourée de deux journalistes d’investigation, Étienne Huver et Jean-Baptiste Renaud, dont le documentaire sur la traversée et le sauvetage des migrants en Méditerranée a marqué un véritable tournant dans leurs existences.

  • Traversée et sauvetage des migrants

Certaines expériences ne peuvent être fidèlement restituées par la télévision. Celles qui marquent, bouleversent ou requièrent des transformations d’importance. Ou qui, plus simplement, prennent en compte l’individu. Dans le sillage des Pièces d’actualité, La Commune souhaite bousculer les usages du théâtre et des (télé)spectateurs avec la création des Pièces journalistiques. Culturelles, citoyennes, participatives et politiques, elles reviennent à l’os de la vocation des reporteurs : changer le monde par le partage des enquêtes menées sur le terrain.

Pour ce premier opus, Marie-José Malis s’est entourée de deux journalistes d’investigation, Étienne Huver et Jean-Baptiste Renaud, dont le documentaire sur la traversée et le sauvetage des migrants en Méditerranée a marqué un véritable tournant dans leurs existences. À présent, ils désirent mettre au jour la totalité des informations récoltées sur le bateau SOS Méditerranée et dans l’un des plus terribles camps de rétention libyen. Mais aussi : montrer que ces histoires ne sont pas anonymes, provoquer des discussions avec le public, le toucher pour qu’enfin quelque chose change.

  • Entretien avec Marie-José Malis

Dans la continuité des Pièces d’actualités, que vous avez mises en place depuis plusieurs années à La Commune d’Aubervilliers, vous entamez avec la pièce En vrai, ce projet de pièces élaborées en collaboration avec les documentaristes Étienne Huver et Jean-Baptiste Renaud. Pouvez-vous nous dire ce que ce processus engage de nouveau dans la relation que vous cherchez à expérimenter entre le théâtre, l’actualité et la politique ?

La pièce En vrai n’est pas une confrontation du film réalisé par Étienne et Jean-Baptiste avec le théâtre, mais une idée qui vient d’eux, et qui propose non pas de repenser le film par le théâtre mais de repartir des images disponibles, engrangées dans l’enquête, les rushes, et aussi les informations, que le film n’a pas pu, et de loin, éponger. Ce qui était bouleversant pour moi, c’est que des documentaristes, grands spécialistes des formats audio-visuels, aient pensé que le théâtre était le lieu qu’il leur fallait pour continuer à faire leur métier dans la dimension d’engagement et de profondeur qu’ils cherchent et qu’ils ne trouvent plus dans les canaux audiovisuels. Ils sont venus très simplement me dire : cette enquête a marqué notre vie, et nous n’avons pas pu, au-travers du film, rendre justice à ce qu’elle nous demande, ce qu’elle a ouvert comme responsabilité. Étienne et Jean-Baptiste cherchaient un lieu où ils puissent partager la précision hallucinante des infos qu’ils ont recueillies et le sentiment obsédant d’urgence à faire savoir. Nous avions un ami commun, Boris Razon, désormais directeur éditorial d’Arte. Boris nous avait tous trois, séparément, convaincus de son credo : plus l’audio-visuel augmente, plus la place irremplaçable du théâtre, de la présence commune qu’il est seul à organiser, se fait sentir. Et Boris cherchait ces hybridations. C’est ainsi qu’Étienne et Jean-Baptiste, ayant entendu parler de moi, ont pensé à La Commune. Ils cherchaient ce lieu de la présence. Et c’est très émouvant de sentir que l’agora du théâtre, le lieu commun qu’il construit, l’expérience qu’il permet, gagée sur la présence des « acteurs » venus témoigner de leur responsabilité à dire et à montrer, leur aient paru comme le lieu juste. Alors que par leurs films, ils touchent des millions de spectateurs, Étienne et Jean-Baptiste ont voulu consacrer des mois de leur vie, un peu comme des pèlerins, « des documentaristes aux pieds nus », à rencontrer des gens, quasiment un par un, au théâtre, pour que les choses soient vues et entendues avec une nouvelle force. Dès lors, il m’a paru évident qu’Étienne et Jean-Baptiste apportaient un nouveau concept. Que le théâtre approfondissait voire dialectisait, par ses voies plus patientes, par son hospitalité au détail, à la complexité, et par l’incarnation des problèmes, ce que le medium d’information peut faire. La conjonction, du théâtre, de l’actualité, de la politique, pour moi, dans les Pièces d’actualité passe par le fait qu’ici les choses sont dites non par des voix neutralisées ou rendues abstraites, « objectives », mais bien par des gens qui assument d’avoir des hypothèses, nées de leur expérience charnelle et spirituelle avec les questions. Souvent, ce sont des gens de la vraie vie, qui dans les Pièces d’actualité font apparaître les conséquences réelles de questions politiques abstraites ; ils montrent que l’Histoire fabrique des êtres et se vit en situations précises. Ici, c’est un plan redoublé : il y a des lieux où l’on croit apprendre, les lieux de l’information, mais ce sont des journalistes qui viennent dire ici : « voilà ce qu’est la réalité des images que vous voyez dans vos informations, voilà leur vraie portée dont nous sommes, nous, dans nos vies aussi, marqués ». On assiste à la levée de la neutralité, du fantasme de l’information, et à la montée du poids des conséquences vivantes.

Quels ont été vos choix dramaturgiques pour aborder les matériaux documentaires et journalistiques d’Étienne Huver et de Jean-Baptiste Renaud et de quelle manière les spectateurs vont y avoir accès ?

Nous avons travaillé à quatre, Étienne, Jean-Baptiste, Matthieu Tricaud qui est dramaturge, et moi. Matthieu et moi ne connaissions pas les images, à part celles du film. Nous avons donc vu quasiment tous les rushes et avons, à partir de là, décidé de rebâtir entièrement le déroulé de la « démonstration ». C’était inoubliable de voir ces rushes : les images des sauvetages, les zodiacs sur la mer avec les personnes entassées dessus et cernées de mort, les témoignages par dizaines des réfugiés, des personnels de secours qui sont aux premiers impacts des souffrances et de la folie de cette situation, les descriptions concrètes des zodiacs, des objets convoqués dans cette histoire, les images du camp de Zaouïa en Libye où se pratique la torture quotidienne des réfugiés, les témoignages de gens pris au piège à Tripoli et qui vivent une vie qui a basculé dans la terreur et la désespérance. Alors, nous nous sommes dits qu’il fallait d’abord que les spectateurs voient ces rushes dans leur durée, comme Matthieu et moi les avons découverts quand Étienne et Jean-Baptiste nous les ont montrés. À la télé, on coupe les rushes et on enchaîne sur une séquence courte suivante qui poursuit ou passe ailleurs ; les images sont plus durement « instrumentées » pour servir le discours. Mais là, c’est le temps réel, et cela marque à jamais. Le discours est dans l’image d’abord. Nous nous sommes donc appuyés sur quelques longs rushes, sans commentaires, à partir desquels vont se développer des explications sur ce qui de la situation nous échappe. Ces explications sont de plusieurs ordres : des mises en perspective géopolitiques, des extraits du journal de bord d’Étienne, des commentaires qui nous expliquent comment les images ont été obtenues ou traitées par les médias, des interventions de Mamadou M Boh acteur et réfugié lui-même et qui a fait la traversée depuis le Maroc ; des verbatim tirés d’interviews de gens que nous ne montrons pas à l’écran etc.

La présence de deux journalistes sur une scène de théâtre peut évoquer la figure très ancienne du chroniqueur, à travers la tradition épique, et pose la question de la scène de théâtre comme le lieu de rencontre entre l’Histoire et la fiction. Comment avez-vous abordé la présence de ces deux journalistes en scène ?

Oui, vous avez raison, c’est une vieille tradition de la littérature et du théâtre. Mais ici, il n’y a pas de fiction si je puis dire, pas de « personnage » ni de « fable » qui symboliseraient la portée de l’histoire racontée, mais simplement un cadre pour permettre de jauger la justesse, la validité, des paroles mises en jeu par ceux qui sont venus les proposer, des paroles qui sont leur vision du réel qu’ils sont allés chercher. Depuis le début, Étienne et Jean-Baptiste, je l’ai dit, voulaient être sur scène. Leur démarche est totalement élémentaire ; militante. « On a ces images, ce savoir, ça ne peut pas dormir et nous voulons les partager, par nous-mêmes, avec de nouveaux moyens. » Moi, je ne suis pas vraiment metteur en scène dans ce projet. Ce que je peux apporter, c’est mon expérience de la manière dont les choses existent au théâtre. Par exemple, nous nous sommes aperçus qu’une parole qui ne contient pas un effet de réel, au théâtre, ne passe pas. Et qu’est-ce que c’est, un effet de réel ? C’est qu’on puisse sentir que la parole ou l’image ouvrent une porte dans la conscience, qu’elle n’est plus un « lieu commun » ou une approximation. Parfois c’est la manière dont c’est dit qui ouvre cette porte, un effet singulier de subjectivation qui ouvre la reconnaissance chez l’autre, parfois et souvent ensemble c‘est l’extrême précision de ce qui est dit. Souvent, au théâtre, en répétitions, on dit : « je ne comprends pas, ça a l’air clair pourtant, mais ça ne va pas. » Au fond, c’est une parole demi-morte parce que la personne qui la dit n’est pas réellement la source, c’est du langage disponible, rien de plus. Alors on cherche ce que ça dit vraiment, pour celui qui parle et donc pour nous tous. Étienne et Jean-Baptiste sont très surpris et heureux, je crois, de ça. Ils sentent que ça leur demande un exercice spirituel, de sincérité, hors du commun. Le théâtre est un mode de pensée. À cet égard, parlant d’effet de réel et pour revenir à l’inscription de cette pièce dans la tradition du théâtre et des rapports en littérature entre histoire et fiction, je dirais que cette pièce nous ramène à la tragédie. Ce qu’elle fait apparaître, c’est d’abord une réalité recouverte et à laquelle nous ne comprenons rien et ne voulons rien comprendre. Ce que j’ai appris ici c’est la portée et le fonctionnement d’un piège pervers, construit par nous, qui fait de travailleurs nomades internes à l’Afrique le plus souvent, des gens coincés en Libye, sans retour en arrière, avec pour seule issue, la mer ou la mort. Cette description d’une organisation cauchemardesque agit comme une révélation telle qu’on en voit dans la tragédie et comme une prémonition historique. Sous nos yeux, apparaît un des points de peste de notre époque, une faute recouverte, qui est de longue portée. Nous sommes à un point historique, qui marquera à jamais nos destinées à tous, si nous ne déplions pas la plaie. Nous le sentons bien, les opinions macèrent dans la peur de l’invasion, et c’est un double déni de la réalité et une folie qui fabrique ses monstres. À ce stade de recouvrement, de multiplicité des dénis, de fautes, de morts aussi, ce qui prend le dessus, c’est l’hallucination, le faux et la mauvaise jouissance, et comme dit Virgile : « ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». Nous aussi.

Si la saturation des esprits par des images choc et par le flux incessant d’information participe moins à former politiquement les spectateurs/auditeurs /citoyens, qu’à une « confiscation » des mots, des images et du temps (pour emprunter le titre d’un ouvrage de la philosophe Marie-José Mondzain), selon vous, que peut apporter le théâtre lorsqu’il s’empare de l’actualité face à ces affects de la sidération ou de l’empathie passive ?

Ce qui me frappe le plus, c’est que le théâtre organise des effets de réel. Nous passons sur les images et les mots habituellement, mais là, par le procédé des longs rushes notamment, sans coupes, sans commentaires, c’est comme si cela scarifiait notre oeil et notre coeur. Et c’est une autre intelligence. On a l’impression de comprendre parce qu’on sent enfin. C’est un peu ce que Brecht visait par la « pédagogie de l’effroi ». Ne pas pouvoir oublier et donc, peut-être, ensuite commencer à vouloir agir. En cela, c’est assez fidèle à ce que dit Marie-José Mondzain : si les images sidèrent, alors elles nécessitent des protocoles communs d’appropriation. Elles ont leur réel et ce réel doit être organisé, pris en charge par un cadre qui permet que le traumatisme qu’elles produisent, soit pensé dans la confiance et l’intelligence singulière et collective. Les images doivent être respectées, non domestiquées parce que c’est de la vie qu’elles naissent et qu’elles appellent, mais elles oeuvrent pour nous à la civilisation si nous décidons de les « cultiver ». Ici, le cadre c’est le théâtre : il organise la vision, l’onde de choc, la parole et assure l’humanité par sa confiance, son intelligence, sa bonté. Cette découverte nous a amenés à une autre découverte, que je sens comme une invention en quelque sorte. Au début, Étienne et Jean-Baptiste voulaient créer un spectacle interactif, où les gens pourraient intervenir dans le déroulé par leurs questions. Mais il y avait tant à dire d’abord pour comprendre ce qui se joue et les matériaux étaient si brûlants que nous n’arrivions pas à faire émerger cet autre espace. Alors, Jean-Baptiste un jour a dit : « il n’y a aucun laboratoire, aucun lieu, pour nous, dans ce métier que nous faisons, où l’on puisse déposer et voir ces images, ces rushes, ces fragments de réel. Il n’y a pas de lieu ». Quand il a dit ça, cela m’a énormément émue. J’ai pensé à la cinémathèque de Langlois, et au texte de Didi-Hubermann sur les images faites par les sonderkommandos à Auschwitz. Dans les rushes d’Étienne, il y a un moment où il filme, dans un grand péril, des images dérobées du camp de torture de Zaouïa, ces images sont floues, instables, frustrantes et comme telles, plus réelles, plus porteuses de compréhension, que toute autre. C’est sans doute en pensant à ce type d’images in-montrables dans les standards télévisuels que Jean-Baptiste a employé le mot « laboratoire ». Alors, ils ont pris une décision : créer une plateforme où la totalité de leurs images seraient rendues disponibles au public. Je trouve ça magnifique. C’est un don simple et nouveau. Les spectateurs et tous ceux qui en entendront parler, pourront ainsi continuer leur réflexion, leur besoin de comprendre, par cette libération des images.

Entretien réalisé par Caroline Masini pour la revue Chroniques éditée par le théâtre de La Vignette - Montpellier, janvier 2022.

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Théâtre de la Commune
2, rue Edouard Poisson 93304 Aubervilliers
Spectacle terminé depuis le dimanche 3 avril 2022

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