Fauves

La dernière création de Wajdi Mouawad, maître de la grande fresque familiale, est à voir en ce moment à la Colline. Avec Jérôme Kircher et Norah Krief.
Hippolyte, la cinquantaine, peine à achever le montage de son dernier film. Quel sera l’effet d’un appel téléphonique sur le cours de sa vie ? Au cœur de la sauvagerie archaïque qui nous habite, des fauves cachés, insoupçonnés, nous obligent parfois à affronter nos silences, nos terreurs et nos hontes. Comment de l’amour et de la bonne éducation peuvent naître les violences les plus aveugles. Le nouveau spectale de Wajdi Mouawad, avec Jérôme Kircher et Norah Krief.
  • Le nouveau spectale de Wajdi Mouawad

« En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ces représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie. » Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire

D’où vient qu’aimer et être aimé soient parfois les prémices des violences les plus brutales et des folies les plus meurtrières, lorsque le territoire de cet amour n’est autre que ce sac de névroses que l’on appelle famille ? D’où vient parfois que la meilleure des éducations, l’aisance matérielle, n’empêchent en rien les haines les plus âcres, menant irréversiblement aux déchirures et aux crimes ? À l’aune des silences et des hontes qui se transmettent au fil des ans, surgissent parfois des hasards qui nous jettent dans l’effroyable, dans l’inouï. Un jour le vent se lève, avec lui tout ce qui depuis toujours se tait, se trame, se tisse et s’entasse.

Fauves raconte peut-être ce soulèvement. C’est une histoire qui tente d’obliger, par la terreur, les personnages à s’extraire de leur domesticité, sans plus d’autre choix que de laisser paraître leur sauvagerie ancienne, archaïque, qui nous habite tous. Quand l’amour n’est pas ce que l’on croyait être, quand plus rien n’est à perdre, qu’il ne nous reste plus entre les mains qu’un couteau et l’être que l’on accuse de notre effondrement, à notre merci, démuni, réclamant une pitié que l’on refuse de lui accorder.

  • La presse

« Fauves dévoile à l’envi toutes sortes de circonstances dramatiques liées aux thèmes de la filiation, de la mort, du destin, du mal-être, de la violence des hommes et de la dureté du monde. (...) Sensibles sans donner dans le lyrique, concrets sans user de facilités psychologiques, les onze interprètes de cette fresque sur les origines (...) sont remarquables. » Manuel Piolat Soleymat, La Terrasse, 16 mai 2019

« D'une remarquable limpidité, malgré sa complexité, elle se double d'une construction circulaire, en forme de ressassement perpétuel, où des scènes sont jouées et rejouées sous des angles scéniques différents, grâce la scénographie modulable à l'envi d'Emmanuel Clolus. » Vincent Bouquet, Les Echos, 10 mai 2019

  • La torsion du temps

Entretien de Wajdi Mouawad avec Charlotte Farcet, mai 2019

Une intuition précède l’écriture de Fauves et naît en même temps que l’histoire, celle d’un mouvement, d’une structure, qui sera l’ADN de la pièce : la « double hélice ». Qu’est-ce que cette double hélice ? Et en quoi a-t-elle transformé la narration ?

Elle vient de loin et n’a jamais cessé d’être au centre de mes sensations. J’ai toujours été hébété par l’aléatoire qui a déterminé mon existence et celle de ma famille, aléatoire essentiellement causé par la guerre civile libanaise. Que ma mère, née comme tous ses ancêtres au bord de la Méditerranée, soit enterrée le long du boulevard Sainte-Croix à Montréal, est un exemple des conséquences de cet aléatoire. Bien qu’elle soit morte depuis plus de trente ans, une rancune me traverse à l’idée que sa tombe, six mois par année, soit ensevelie sous la neige. Pourquoi ? Pourquoi est-elle sous la neige ? Cette question ne me quitte pas, disparaît parfois puis ressurgit, brûlante. L’histoire de ma mère est banale tant cette réalité est aujourd’hui partagée par un nombre croissant d’exilés, de migrants et de réfugiés mais la banalité n’empêche ni la colère ni le sentiment d’injustice. J’évoque ma mère, je pourrais évoquer mon frère, ma sœur et mon père tant nous avons été tordus, déchirés, entre ce que nous sommes et ce que, normalement, si la guerre n’avait pas eu lieu, nous aurions été. Cette torsion a mis en place cette double hélice qu’il y a dans Fauves. Deux spirales qui s’enroulent comme le double escalier du château de Chambord. Qui je suis / Qui j’aurais été.

Depuis que j’ai eu, pour la première fois, il y a cinq ans, cette intuition, je savais que l’histoire, c’est-à-dire le fil narratif, n’était pas l’unique vecteur de Fauves. L’histoire elle-même me l’indiquait en résistant violemment dès lors que je tentais de la structurer de manière habituelle. Par sa résistance, elle laissait entrevoir qu’il y avait quelque chose d’autre qui comptait autant qu’elle, sinon plus, une façon sans doute de me dire qu’il était temps de me confronter à cette torsion qui me hante depuis le jour où nous avons fui le Liban. Mettre en scène la fragmentation. La narration s’en est alors trouvée transformée et cela même si l’histoire n’a rien à voir avec le Liban. J’ai aussi ressenti cette double hélice lorsque, au début des années 2000, j’ai pris conscience que j’allais en contresens du mouvement général du théâtre contemporain qui s’identifiait surtout à la fragmentation du récit quand, naïvement, je m’étais lancé tête première dans la narration justement parce que, à la base, je viens d’une histoire déconstruite. La guerre civile libanaise est le summum du postmodernisme. Personne n’y a jamais rien compris et je ne connais personne capable de vous la raconter et encore moins de vous l’expliquer sans passer par des généralités. En ce sens on ne pourra jamais faire mieux. Dans Fauves, sans m’en rendre compte, j’ai mis en place quelque chose qui s’apparente à un rapprochement, en moi, entre la narration et la déconstruction, ces deux notions qu’on oppose souvent. J’ai essayé de raconter les traumatismes d’un personnage, Hippolyte, et comment ce traumatisme le fait sombrer dans le ressassement. Dès lors, formellement, cela a ouvert la voie à une écriture qui m’était tout à fait nouvelle, me forçant à construire une structure que je n’avais jamais soupçonnée.

La répétition étant liée au ressassement, comment faire avancer le récit quand la structure, elle, est ellipsoïdale ? Construire dans la déconstruction. Cela ne relève ni du fl ashback ni de la juxtaposition, comme j’ai pu le faire avec Forêts, Incendies ou Tous des oiseaux. Comment faire pour que le spectateur ne soit pas noyé par ce mouvement, qu’il puisse suivre le récit, ce qui pour moi reste primordial, sans pour autant faire de compromis sur la forme ?

Les personnages de Fauves sont avalés, emportés dans le sillon de ce mouvement et ce mouvement, soumis à la gravité, devient celui de leur chute. Quelle est cette chute, cet abîme ?

Lorsque, en une fraction de seconde, la vision du cauchemar se présente à Hippolyte, le sol s’ouvre, explose, et dans les débris de sa vie, dans la poussière du silence dont il est ignorant et dans lequel il a été élevé, il chute dans un vide qui le rend fou. Il essaie de se raccrocher à quelque chose mais il devient comme celui qui, perdu au milieu de son propre labyrinthe, ne cesse de retomber sur le même monstre : à chaque fois, il est dévoré. Lorsque nous faisons face à l’impensable, nous essayons désespérément de renverser le temps, de revenir en arrière, nous enfermant dans les « si ». Si j’étais arrivé deux secondes plus tôt, si j’étais parti deux secondes plus tard, si je ne m’étais pas arrêté, si je n’avais pas refermé la porte, si je n’avais pas dit ceci, si j’avais dit cela. L’esprit sait que ce ressassement est inutile puisque le malheur a déjà eu lieu, il sait que l’on ne peut pas remonter le temps pour éviter l’effroyable, mais l’espoir combiné au désespoir est si irrésistible qu’on y retourne et on rejoue sans cesse le fi lm selon des montages différents et des points de vues opposés. C’est cette chute de l’esprit traumatisé que j’ai eu envie de raconter.

Les fils de l’histoire ici se brouillent plus que jamais, pour se refuser à une image claire, rassurante, consolante. Et ce qui surgit est une immense violence dont les personnages ne sont pas seulement les victimes mais aussi les acteurs. Chacun est à la fois proie et prédateur. D’où naît cette violence ?

De l’intérieur et de l’extérieur. Nous sommes habités par les pulsions de l’Histoire. Et nous le nions. Tout est fait pour que nous les niions. Si on nous encourageait, au contraire, à les voir et à en prendre conscience, nous nous révolterions tous ! Dans Fauves, le personnage de Vive dit : « Je suis l’oracle d’un Dieu qui se sert de moi pour faire entendre ses messages ! » Elle dit, en substance, « Arrêtez de réduire la violence qui m’habite à une mécanique psychanalytique, à des pulsions qui n’incomberaient qu’à moi. » Vive dit et veut faire entendre qu’elle est, à elle seule, toute l’Histoire ! Elle est écrasée par des principes imposés. Elle dit : « Je suis l’intuition de l’esprit. » Elle dit, à s’en étouffer, que la laïcité autant que le religieux sont des cultes qui étranglent la liberté de respirer le mystère qui s’agite en nous dans l’amour que nous avons de la vie. Vive ne supporte pas que l’on dogmatise sa joie, son enfance et son rapport à l’étonnement. C’est ce qui fait surgir chez elle une violence accumulée depuis longtemps et c’est de cela dont elle meurt.

De l’autre côté, il y a une violence extérieure. Le personnage de Rosa évoque le surgissement soudain de cette femme fracassée à coup de poings par la violence d’un homme au milieu d’une rue déserte à un mètre d’elle. Et cet événement, dont elle ne sait rien, elle ne connaît ni cet homme ni cette femme, fait prendre à sa vie un tournant qui va déterminer le reste de ses choix. Pour moi, le surgissement de cette violence, renvoie à ce matin du 13 avril 1975 où, jouant sur le balcon de notre maison à Beyrouth, j’ai assisté au mitraillage d’un bus de civils palestiniens par les milices chrétiennes. J’étais sur un tricycle rouge et c’est avec ce tricycle entre les jambes que, debout, j’ai vu se dérouler la brutalité de cette scène. Le rapport entre le tricycle, l’enfant, le bus, les miliciens et les morts, crée une violence qui surgit de l’extérieur. Je ne connaissais ni les morts ni les miliciens, pourtant cet événement m’a radicalement transformé. Aujourd’hui encore je n’ai toujours pas accepté. Je n’ai toujours pas avalé.

La violence est une conjugaison entre deux violences. L’une intime, l’autre collective. C’est cette conjugaison qui rend actif les pulsions qui nous traversent.

L’écriture dans Fauves semble tordre quelque chose, comme si elle cherchait à fendre un entêtement, une erreur, comme si elle cherchait à briser un mur, percer une voûte obstinément mate et opaque. Qu’est-ce que cette voûte ? Et qu’y aurait-il peut-être de l’autre côté ?

C’est encore trop tôt pour moi de le dire. Je sais par contre que pour ce qui me concerne je ressens un lien entre toutes les pièces que j’ai écrites jusqu’à ce jour, de Willy Protagoras enfermé dans les toilettes jusqu’à Tous des oiseaux. Celle d’un instant de silence assis dans la forêt où j’allais jouer seul l’été dans la montagne libanaise. C’est un instant de silence où, entouré par une nature infi nie, j’ai ressenti une joie surnaturelle à vivre, eu la conviction de l’existence d’un univers plein. Tout est sorti de cette seconde de silence. Assis sur un rocher dans la chaleur de l’été sous les pins centenaires d’une forêt qui n’appartenait à personne. Fauves naît de la perte de cet instant-là et, paradoxalement, de toutes les joies qui sont les conséquences de cette perte : le théâtre, les amis, le monde, l’amour et les enfants que j’ai et qui ne seraient pas de ce monde sans cette perte, sans cette guerre. Il y a quelques jours, lors d’une répétition, j’ai demandé à Norah Krief de songer à cette réplique au cours de laquelle son personnage, s’adressant à un groupe d’amis, dit : « sans cette guerre je ne vous aurais pas rencontrés ». Je lui ai demandé de dire « sans cette guerre » avec toute la sensibilité qui était la sienne, de m’en faire cadeau en un sens, tant ces trois mots ont construit ma présence au monde. Ce qu’il y a au-delà de cette voûte alors c’est la perte, le paradoxe. Ce qui fait que mes plus grands bonheurs sont nés du malheur. C’est là, peut-être, la nature même de cette spirale qui ne cesse de vriller en nous et nous rend sauvages et fous. Mais Giorgio Colli l’a dit en parlant de la sagesse grecque : La sagesse naît de la folie qui nous porte.

Sélection d’avis du public

Par Martine S. - 26 mai 2019 à 18h20

Un spectacle d'une très grande intensité. Les acteurs sont très impliqués et nous embarquent dans une histoire pleine de rebondissements. La mise en scène, la scénographie révèlent un travail d'équipe fabuleux.

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Par Martine S. (9 avis) - 26 mai 2019 à 18h20

Un spectacle d'une très grande intensité. Les acteurs sont très impliqués et nous embarquent dans une histoire pleine de rebondissements. La mise en scène, la scénographie révèlent un travail d'équipe fabuleux.

Informations pratiques

La Colline (Théâtre National)

15, rue Malte Brun 75020 Paris

Accès handicapé (sous conditions) Bar Gambetta Librairie/boutique Restaurant Salle climatisée Vestiaire
  • Métro : Gambetta à 73 m
  • Bus : Gambetta - Pyrénées à 53 m, Gambetta à 57 m, Gambetta - Cher à 144 m, Gambetta - Mairie du 20e à 150 m
  • Station de taxis : Gambetta
    Stations vélib  : Gambetta-Père Lachaise n°20024 ou Mairie du 20e n°20106 ou Sorbier-Gasnier
    Guy n°20010

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Plan d’accès

La Colline (Théâtre National)
15, rue Malte Brun 75020 Paris
Spectacle terminé depuis le vendredi 21 juin 2019

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