Tsunami

Après le succès d’Amnesia, Fadhel Jaïbi poursuit avec Tsunami, une trilogie consacrée à l’histoire contemporaine de la Tunisie, un cycle dominé par la question de la mémoire. Spectacle en arabe dialectal tunisien surtitré en français.

Spectacle en arabe dialectal tunisien surtitré en français.

  • Les dérives théocratiques totalitaires

Première rencontre avec l’univers du metteur en scène Fadhel Jaïbi, artiste en résidence internationale à Chaillot. Après le succès d’Amnesia, pièce prémonitoire qui décrivait, quelques mois avant la révolution de jasmin, la chute d’un dictateur, il poursuit avec Tsunami, une trilogie consacrée à l’histoire contemporaine de la Tunisie, un cycle dominé par la question de la mémoire : « Un pays sans mémoire est un pays qui ne sait jamais où il va. »

Acteurs laïques engagés dans la révolution tunisienne de 2010, annonciatrice du gigantesque tsunami des printemps arabes, Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar questionnent aujourd’hui leurs concitoyens sur les dérives théocratiques totalitaires qui leur paraissent menacer les acquis de la révolution de jasmin et de plus de soixante ans d’histoire tunisienne.

C’est un théâtre-fiction qu’ils imaginent, pour faire surgir les dangers d’aujourd’hui en nous plongeant dans un futur anxiogène de guerre civile. En s'installant au coeur d’une famille musulmane et au coeur des conflits qui la traversent, en reprenant et en inversant le mythe d’Antigone, ils s’interrogent sur ce dont demain sera fait en Tunisie et dans le reste du monde, puisque le destin des nations est maintenant mondialisé.

Autour de Hayet, l’avocate militante des droits de l’homme, et d’Amina, la jeune islamiste, des êtres de chair et de sang occupent le plateau pour faire entendre jusqu’où il est possible d’aller dans la schizophrénie, l’autisme, la peur de soi, la peur des autres et dans les affrontements meurtriers qui peuvent en découler.

  • Entretien avec Fadhel Jaibi


Votre précédent spectacle Amnésia, était une sorte de tragédie prémonitoire puisqu'elle avait pour thème la chute d'un dictateur et que vous l'aviez coécrit et mis en scène avant la chute de Ben Ali. Avec Tsunami êtes-vous encore dans cet esprit ou plutôt dans un théâtre documentaire analysant la situation actuelle de votre pays ?
FJ : Nous sommes encore dans le cadre d'une tragédie qui nous projette dans l'avènement possible d'une théocratie fascisante qui voudrait imposer à tous les Tunisiens un système politique fondé sur la Charia réelle ou rampante. Cela aurait pour conséquence une main-mise totale sur les libertés individuelles, sur les arts, sur les médias, sur la justice. C'est notre crainte et cette crainte est partagée par une partie très importante du peuple tunisien qui voit avec inquiétude se mettre en place les prémices d'une guerre civile au prix d’une confrontation, allant en se radicalisant. Confrontation entre deux projet s de société : l’une qui nous replongerait dans les ténèbres d’un nouveau moyen âge obscurantiste, l’autre rêvant d’une Tunisie démocratique, laïque et moderniste. Aujourd’hui nous avons le sentiment de voir s'écrire sous nos yuux un scénario catastrophe. Nous voulons une fois de plus donner à réfléchir et mettre le doigt sur ce danger grâce au théâtre qui peut ébranler les consciences plus fortement parfois que les simples et simplistes discours politiques. Nous ne sommes pas les seuls à nous inquiéter, beaucoup d'intellectuels, de sociologues, psychologues, anthropologues et d'artistes tentent d'analyser cette situation face à ceux qui ne pense nt qu'à des moyens coercitifs, brutaux qui terrorisent les populations, pour imposer leur propre vision au détriment des autres visions possibles quant au projet démocratique en Tunisie.

Il s'agit donc, dans notre travail, de faire entendre une parole laïque, rationnelle, poétique face à la parole qui se cache derrière le livre saint, derrière le bréviaire. Nous voulons refuser les manichéismes d'où qu'ils viennent, de droite ou de gauche, qui ne sont que volonté de manipulation à tout prix. Et de prise de pouvoir. Il faut lutter aussi contre une hégémonie islamiste qui n'a d'autres arguments que la force brutale opposée au pacifisme parfois candide de ses adversaires. La référence la plus évidente pour moi dans le travail que nous engageons par rapport à cette situation c'est le Massacre à Paris de Christopher Marlowe. Nous vivons dans un pays bouleversé, totalement déstabilisé en ses repères et ses valeurs ancestrales.

Cette projection que vous faites sur le plateau du théâtre est particulièrement sombre ?
FJ : C'est une projection alarmiste très sombre, tragique, fantasmagorique, cauchemardesque, mais guère paranoïde. Nous voulons réaliser avec nos moyens artistiques une opération de type chirurgical, une opération au scalpel qui permette d'aller au fond des choses, en disséquant le corps social et celui de l’homo-tunisianus. C'est un spectacle où la parole et l’image doivent créer simultanément l'émotion et la prise de conscience. Nous avons mis plusieurs mois à écrire ce texte car pendant deux ans nous ne savions plus quoi dire, quoi exprimer, dépassés par les évènements radicaux qui ont tout mis sens dessus de ssous. Nous avions fui les médias et les plateaux de télévision. Nous voulions éviter de dire des banalités après l'explosion de la boîte de Pandore que fût la révolution tunisienne. Il y a eu, après des années de silence, un tel déferlement de paroles tous azimuts, de délires verbaux, de logorrhées sans fin, de paroles, si savantes aussi mais malheureusement moins nombreuses que les moins savantes qui ont occupé l'espace public. Nous étions en plein désarroi. Dans ce magma nous n'avions pas trouvé notre place car notre histoire était celle d’artistes citoyens qui avaient parlé quand tout le monde ou presque se taisait (sauf certains opposants, membres actifs et courageux de la société civile ou l’élite intellectuelle), se carpétisait ou se mettait aux ordres. Nous ne maîtrisions plus rien et nous avions surtout écouté, vu, intériorisé, réfléchi et pris la mesure du tsunami qui déferlait sur nous pendant ces deux années de cris et de fureur, d’actes protestataires, de résistance et d’investigations tous azimuts. Nous avions observé de l'intérieur et de l'extérieur l'état des lieux.

Le résultat est ce Tsunami ?
FJ : Oui puisque c'est un texte qui ne parle pas d'un présent fugace et insaisissable dans sa globalité et qui nous échappe, un présent tellement éphémère et volatile, mais un texte qui essaye de se projeter dans un avenir incertain en traversant le brouillard dont nous sommes enveloppés. Nous voulions en écrivant cette pièce conjurer le sort que semble nous promettre ce futur incertain.

Ce texte est de nouveau une collaboration entre Jalila Baccar et vous ?
FJ : Oui nous avons travaillé comme à notre habitude, Jalila Baccar écrivant le texte au départ d’une scénarisation commune. Elle a travaillé avec auprès d'elle des centaines de documents, textes ou vidéos, éléments venus du réel des évènements et des fantasmes collectifs. Ensuite elle a construit une parole élaborée, épique qui transcende ce réel. Il faudra maintenant faire entendre cette parole de théâtre grâce aux acteurs, à leur corps et à leur voix. A l'écriture nerveuse et rapide de Jalila Baccar doit correspond re une nervosité, une vélocité, un engagement des acteurs sur le plateau qui passe par des enchaînements rapides qui à terme composent une mosaïque complexe mais épurée. Il faudra maintenant faire entendre cet acte d'insoumission et d’alerte qui traverse la pièce. C'est la raison pour laquelle tout notre travail est centré sur le corps et la voix de l'acteur dans une scénographie réduite, minimaliste privilégiant la construction d'espaces sonores et lumineux qui la scandent et la ponctuent.

Avez-vous construit cette nouvelle pièce autour d'un héros, comme dans Amnésia ?
FJ : C'est une « héroïne » puisque Jalila Baccar a choisi de s'exprimer à travers un personnage féminin, la fille d'un responsable politique islamiste intégriste qui, à 25 ans, se révolte contre l'usage qui est fait par ses proches de la loi coranique. Elle dénonce les compromis, les compromissions, les tractations, les transactions, les marchandages, les chantages, les menaces et les crimes commis par ceux qui sont arrivés au pouvoir et qui trahissent la parole de Dieu dont ils se veulent les porte-parole les plus intransigeants et les plus incorruptibles fidèles. Cette « héroïne » est le pendant du personnage principal de la pièce que nous avions produite en 2006, Corps otages, (premier volet de la trilogie) qui, elle aussi, fille d’un homme politique, prenait le voile.

Ce sont deux personnages en rupture de ban. Il y a semble-t-il un rapport avec une héroïne de la tragédie grecque, Antigone ?
FJ : En effet, comme Antigone, elle ne peut se remettre de la disparition de son frère et se révolte contre son oncle et contre un cousin qui veut l'épouser sans son consentement. Elevée par un père croyant mais modéré elle ne peut accepter cette chape de plomb qui va l'étouffer. C'est son histoire que l'on va suivre à partir du moment où elle entame une fuite hors de son milieu. Elle va rencontrer dans cette fuite des gens de tous milieux. Mais cette tragédie est aussi celle d’une femme de soixante ans ancienne « droitdelhommiste », revenue de tout car on lui a confisqué sa révolution, rêve de toute une vie. Elle est le pendant de cette rencontre quasi impossible avec une jeunesse qui a résolu de prendre son destin en main.

La tragédie grecque est héroïque mais elle laisse une grande place au chœur, à la voix du peuple...
FJ : C'est une systématique préoccupation que nous avons toujours eu : le face à face entre l'individu et le groupe avec toutes les composantes et oppositions qui peuvent exister entre ces deux acteurs agissants de la tragédie. Cela permet d'exposer la question lancinante de la responsabilité individuelle face à la responsabilité collective.

Vous faites une sorte de double voyage, un au cœur de la mouvance islamiste et un autre dans la société tunisienne ?
FJ : Exactement, et cela correspond aux tiraillements qui traversent notre héroïne. Elle est prise dans un combat entre rationnel et irrationnel, devoir et sentiment, entre amour pour sa famille et révolte contre cette même famille. Sa parole est parfois contradictoire, hésitante, tremblante. Elle se confronte dans cette fuite à tous les archétypes de la société tunisienne représentatifs des multiples facettes de cette société. Elle traverse les spectres du politique, du culturel, de l'idéologique et du social. Elle témoigne comment passé et présent se conjuguent pour nous promettre cet avenir incertain.

C'est un thème déjà très présent dans vos travaux précédents ?
FJ : Tsunami est en effet la troisième partie d'une trilogie composée de Corps otages et d’Amnésia. Nous traversons l'histoire de la Tunisie depuis l'indépendance.

Le théâtre en Tunisie aujourd'hui est une force capable de faire entendre le passé, le présent et le futur ?
FJ : Plus que jamais car nous sentons la quête, l'attente lancinante, la soif insatiable des Tunisiens qui savent que depuis quarante ans et plus nous nous inscrivons en permanence dans les préoccupations de nos contemporains, ici en Tunisie mais pas seulement. Ces Tunisienssavent que nous avons toujours maintenu notre indépendance contre vents et marées, même les plus contraires... Ils savent que nous ne voulons pas les manipuler par des discours simplistes et lénifiants, mais au contraire les faire réfléchir au départ de nos pratiques artistiques. Les transporter ailleurs pour mieux plonger dans notre quotidien. Aujourd’hui, pas une semaine ne passe sans qu'il y ait des agressions de toutes sortes encouragées par les intégristes musulmans sachant parfaitement manipuler les pauvres âmes juvéniles errantes et désœuvrées que la misère culturelle, le chômage et l’absence de perspectives poussent à tous les extrêmes suicidaires.

Tsunami se veut aussi un cri d'alarme pour que l'on n'aille pas jusqu'au meurtre contre citoyens et artistes boucs-émissaires. Dans notre pièce nous utilisons un texte de Tertullien, Romain de Carthage, saltimbanque devenu un théologien chrétien radical dans les années 200 AP-JC, qui se bat contre les pratiques artistiques. Il ne les interdit pas mais il menace d'enfer les Chrétiens qui fréquenteraient les Arts, dont le théâtre expressément nommé, car ils sont l'expression de la décadence d'une société dissolue... Le danger pour nous artistes est donc ancien et traverse l'histoire des idées et des hommes. La vigilance doit être plus que jamais sans relâche et sans répit...

Entretien réalisé par Jean-François Perrier.

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Spectacle terminé depuis le samedi 25 mai 2013

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