Orients

Sapho nous offre ses dernières chansons françaises, associe la langue de Molière et ses convictions de femme. Dans une ornementation musicale née d’une arithmétique arabe fabuleuse et d’un retour à l’électronique, « Orients » offre la conciliation des extrêmes, le surgissement de l’émotion dans la confrontation des arts qui se disputent la même recherche. Pierre Notte

La voix humaniste de l'Orient
Orients ou la musique comme une aventure humaine polyphonique

Sapho et l’Orchestre de Nazareth
accompagnés de 
Vicente Almaraz : guitare flamenca
Elie Askhar : qanoune
Richard Mortier et Simon Bendahan : synthétiseurs

Elle garde de sa jeunesse marocaine une allure impériale et désinvolte, l'alliance ambiguë de la pudeur et de la provocation. Naissance à Marrakech, adolescence française, éducation suisse… Les contraires s’assemblent autour d’une jeune fille passionnée de littérature, de théâtre et de musique. Elle hante bientôt Paris, ses facultés, fréquente les cours d’Antoine Vitez et les auditions du Petit Conservatoire de Mireille. Rebaptisée Sapho, du nom de la poétesse grecque, elle construit, depuis le métissage de son éducation, un projet de femme et d’artiste cosmopolite, universelle et humaniste. Dans la frénésie des années quatre-vingt, elle est journaliste à New York, enregistre à Londres, chante en France, aux Etats-Unis ou au Japon, publie son premier roman et compose un recueil de dessins. Rockeuse âpre et sensuelle, elle cultive une étrangeté savante : visage de porcelaine, lèvres noires comme l’encre, couronne de cheveux dressés en épines. Mais la culture judéo-arabe et la civilisation méditerranéenne de son enfance la rejoignent. Elle chante dès 1986 les mélopées égyptiennes d’Oum Kalsoum. Sa musique puise dès lors aux sources traditionnelles arabo-andalouses ou maghrébines qu’elle confronte à la modernité de son écriture. Son engagement pour la paix israélo-palestinienne, par sa présence à Gaza ou à Jérusalem, tient désormais une place centrale dans son parcours. Le projet Orients traduit la constance de ce chemin, conjuguant la conscience politique et l’exigence de la création. Elle réunit ici une formation acoustique de musiciens classiques et des artistes férus de nouvelles technologies : l’Orchestre de Nazareth - grand orchestre classique oriental composé de vingt musiciens musulmans, juifs, chrétiens - deux électroniciens et une guitare flamenca. Sapho nous offre ses dernières chansons françaises, associe la langue de Molière et ses convictions de femme. Dans une ornementation musicale née d’une arithmétique arabe fabuleuse et d’un retour à l’électronique, Orients offre la conciliation des extrêmes, le surgissement de l’émotion dans la confrontation des arts qui se disputent la même recherche. Il reste au public occidental à découvrir qu’il bat du même cœur que celui de la Méditerranée africaine, et à sortir de la rencontre, ainsi que Sapho le murmure : « ayant débattu de la beauté », les sens « hébétés après l’oued, sauvés de la nuit par l’élégance ».

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La TV crachait ses horreurs habituelles.

Mais, voilà, un incident, Sharon sur l’esplanade des mosquées qui semblait majorer le désastre pour longtemps.

Dans cette fracture annoncée, j’ai senti un instant dramatique déterminant pour polluer tout ce qui avait pu s’ouvrir dans cette région, pour radicaliser les identifications qui, à un monde islamique humilié, qui, à un Occident démocrate face à la « barbarie »…

Que faire, moi, petite mouche dans cette affaire tristement internationale ? 

Provoquer un livre - ce qui était encore en mon pouvoir -, un livre à 100 voix (Israéliens, Palestiniens, Européens, Américains - plutôt du sud, Africains - plutôt du nord, philosophes, poètes, historiens, écrivains, psychanalystes) où chacun écrivait un feuillet sur un mode subjectif, sensible, pas idéologique, pas politique ; il fallait traverser la surdité en parlant de soi plutôt que de se fourvoyer en profession de foi - ce fut la naissance de ’’Un très Proche-Orient’’

Paru chez Joëlle Losfeld/Mango, avec les voix de Darwich, Derrida, Jean-Pierre Faye, Marc Petit, Israël Eliraz, Elias Sambar et 95 autres connues et moins connues…

Le livre est envoyé sur les lieux du conflit (Jérusalem Est, Ouest, Ramallah, Tel-Aviv, Amman, Bagdad) et on me demande (les instituts français qui font un superbe travail fort méconnu) de venir présenter ce livre et pourquoi pas de chanter avec les orchestres orientaux locaux, du « Oum Kalsoum », peut-être ?

- ah pas encore du Oum Kalsoum, m’écriai-je malgré la passion que je porte à la dame et à sa musique. 

J’avais envie d’une création comprenant certaines de mes nouvelles chansons ; je revenais à des sons électroniques que j’avais longtemps désertés, agacée que j’étais par l’engouement par trop systématique de mes contemporains pour la techno, et je voulais y joindre un orchestre oriental.

L’orchestre oriental est pour moi un être vivant qui joue de façon ineffable, autonome, une partition précise, certes mais toujours vibrante, émouvante, le contraire du machinique .

Faire se rencontrer ces deux mondes représentait déjà une tension que je ne voulais pas mesurer, prise que j’étais dans mon habituelle témérité.

De l’autre côté on me dit : Banco ! A Nazareth et à Bagdad, Lionel Vairon, Serge Sobjinsky ainsi que Frédéric Marquet parient pour cet extravagant concert. J’avais déjà chanté « El merguez », chanson créée par Oum Kalsoum, avec l’orchestre de Nazareth et j’en gardai un souvenir si ému que j’en écrivis un poème dans l’avion qui me ramenait à Paris et ça disait : L’orchestre oriental quand il est bon est un corps vivant qui respire et enfle et s’insinue et décroît et serpente l’orchestre oriental vibre comme une voix humaine il trémolle il gémit il chante il souffle il tire les notes et les abrège sans loi ni droit et pourtant cette hésitation est d’une précision infinie. Cet être sait aller là où la phrase touche dans le mille et la salle souffle et pleure avec lui. L’orchestre oriental quand il est bon se tait la quantité de comas qu’il faut pour que la salle soit en haleine attendre avec passion l’attaque en grande douceur du soliste qui entame le prochain mouvement de la chanson fleuve l’orchestre oriental est humain fragile et passionné lyrique à pleurer il trille et vrille et bat. Alors il rejoint dans le rythme une aisance joviale jubilatoire presque convenue et alors l’orchestre oriental reprend sans vergogne ce qu’il a donné et revient dans la pénombre du son dans sa demi-teinte dans son secret dans ses ornements de murmure juste avant que la chanteuse ose une récitation elle aussi amorcée discrètement pour prendre une ampleur de marée et la réponse de l’orchestre oriental ne se fait pas attendre, surdimensionnée. La foule d’un orchestre oriental frémit avec chaque phrase et salue approuve s’emporte réclame Ah l’orchestre oriental quand il est bon est une expérience de musique qui est le suc du Tarab une âme qui passe et meurt ce drôle de temps imparti très mystérieusement mesurable, ces fameuses parties lentes incommensurables mais qui se déclinent dans une certitude sorcière quelle fabuleuse arithmétique que celle qui se calcule entre une vingtaine trentaine de personnes à vue, sans formule, aléatoire et assurée lâchée et tenue l’orchestre arabe quand il est bon lit une partition et s’envole d’elle sans la quitter il ondule comme la plus sensuelle des sirènes il bat son cœur comme un homme au travail et nous ne sommes que sueur larmes écoulements au plus secret il embarrasse les distants et pour cela je fais des saluts de mes chapeaux réunis à l’orchestre oriental !

Je n’osais pas imaginer pouvoir, non seulement rejouer avec eux mais les solliciter pour cette aventure inédite.

Rendez-vous sont pris : Mars 2002 et mai 2002 à Bagdad et Nazareth pour les 2 périodes ; en mars on présentait le livre à Ramallah, Jérusalem Ouest, Nazareth et on répétait à Nazareth et Bagdad ; en mai on présentait le livre à Tel-Aviv, on donnait à Bagdad un concert de Kalsoum et le lendemain la création – nous en avons des images – et à Nazareth, la création et un extrait de Kalsoum.

Dans le home-studio de Richard Mortier, nous élaborons et posons les bases électroniques des chansons dont le squelette se présente sous forme de guitare-voix tremblante mais j’espère déjà troublante en tout cas sûrement pour moi.

Sur ces bases électroniques je fais venir mon ami et chef d’orchestre pour toute l’aventure Kalsoum mais surtout émérite joueur de Qanoune et possesseur de toutes les gammes et de la musicologie arabe ; il s’agit en effet d’écrire les parties pour l’orchestre en respectant les gammes arabes alors même qu’elles interviennent sur des chansons occidentales évitant ainsi aux oreilles du public des tentatives exotisantes et peu rigoureuses.

Nous enverrons leurs parties enregistrées aux orchestres pour qu’ils les travaillent un peu avant les répétitions – vœu pieux.
Dans cette aventure et dans le voyage j’embarque Hervé Martin, Vincent Mahé, producteurs, ingénieurs, propriétaires de studios volants, fixes et qui se prennent d’amitié pour cette histoire et nous entreprenons d’enregistrer les répétitions de Nazareth. Nous revenons avec ce matériel et Hervé, après avoir recueilli les informations électroniques de bases faites chez Richard réinjecte, non sans difficulté, les parties orchestrales dans son studio de Malakoff.

Dès lors, nous commençons à tenter des mixages des chansons.

Je me dis
Que nous irons de nouveau à Nazareth, répéter pour Chaillot
Que nous enregistrerons sans doute ces répétitions pour améliorer nos bandes actuelles 
Que l’orchestre de Nazareth est composé de musulmans de chrétiens et de juifs, autrement dit, d’arabes israéliens, de chrétiens autrefois palestiniens de juifs russes et autres raretés
Que cette aventure musicale est aussi une déclaration muette :
Nous vivions ensemble
Nous faisons la paix avant qu’on nous l’accorde
Que les gens qui nous gouvernent ne soient pas capables de négocier, nous ne négocions pas
Nous faisons ensemble, de la musique.
Je me dis que cette aventure musicale est particulièrement vibrante, que j’ai envie qu’on la filme.
Je n’ai pas envie d’un film moralisateur ou politico merguez.

J’ai envie qu’on entre dans le studio multi-tracks (multi-pistes), qu’on pénètre dans chacune de ces voies comme dans une étoffe ; la base électronique est déjà faite de plusieurs strates de musique qui s’intriquent comme des matières qui en voilent d’autres mais se faisant, ce que l’oreille entend ce n’est jamais la texture originelle de chaque piste et pourtant chaque piste recèle un trésor.

J’ai envie que le réalisateur pénètre dans chacune des voix qu’il en palpe l’étoffe riche pour tous ceux qui n’y ont pas accès.
Et ces pistes ressemblent à des routes avec les véhicules étranges que sont les tirettes qui mesurent les volumes, sur l’écran, une ville lumière clignote à chaque inflexion du son et, du côté de l’orchestre, chaque piste conduit à un visage, est la route de ce visage, la tête du 1er violoniste, du 2e, du 3e, du violoncelliste, d’un des alti, du qanoune, du oud, du tar, du derbouka.

Leurs têtes, leurs vies diverses, leurs yeux rouges, leur état d’alerte, leur bonne volonté musicale, leurs envolées, leurs réserves, leur compagnonnage, leur instabilité, le chef d’orchestre, la ville morte vivante, aveuglée de lumière de Nazareth, la mer, les nuits à Nazareth, les nuits du théâtre, les nuits du studio, la recherche du son exact, du silence exact, l’ingénieux ingénieur, les sourires de complicité qui acquiescent et qui disent que c’est le bon choix quitte à se dédire parfois, Vicente merguez guitariste flamenco sérieux et nonchalant, Simon merguez, guitariste tous terrains, l’amitié et les conflits, le travail de répétitions des concerts; les répétitions et la résidence à Châlons fin janvier, la création française à Châlons, le point d’orgue au Théâtre National de Chaillot avec l’émotion de ces gens qui viennent témoigner en faisant de la musique, une musique étroite pour eux difficile, où ils doivent à tout prix rester en vie de même que la voix doit rester vivante dans le carcan machinique et fascinant de l’électronique. 

J’ai envie qu’un cinéaste s’empare de cette histoire avec son vocabulaire, sa syntaxe, qu’il nous la conte, qu’il introduise un rythme interne et une dramaturgie jusqu’au concert parisien où la scénographie sera assurée par Bernard Szajner, les lumières par Lisa Racine le son par Jean-Albert Gardner et Didier Philibert.

Un espace poétique où, telle une Oum Kalsoum décalée la chanteuse dit dans cinq à six langues les gestes de l’amour courtois, ou la courtoisie du malheur, humour mortel et délicieux quelque chose de froid et lyrique, le charme discret des chansons françaises et la liqueur de l’orient, si possible.

Certes, certes.

Sapho

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Spectacle terminé depuis le samedi 8 février 2003

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